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— Enfin, dit Mme Courtin, tu sais bien que…

Pour couper court, Antoine céda et descendit.

Il serra quelques mains et tâcha de rester le plus loin possible de la famille Desmedt qui, de toute manière, était très entourée. Valentine portait encore son jean rouge mais, à cause de la lumière de ce matin triste, sa couleur semblait passée et la jeune fille elle-même, noyée dans la petite foule, paraissait plus âgée, déplacée, secondaire.

On partit en procession vers le lieu du rassemblement.

Autant, à hauteur du couple Desmedt on observait un silence respectueux, autant, plus loin, les rumeurs et les commentaires allaient bon train. D’abord, cet étang… Tout de même, il y a des années qu’on parle d’en sécuriser l’accès, mais la mairie ne fait rien.

Et puis cette battue, était-ce une initiative de la mairie ou de la préfecture ?

L’exaspération villageoise qui transpirait depuis deux jours trouvait dans cette circonstance exceptionnelle une voie nouvelle d’expression, on se plaignait de la mairie, autant dire du maire, autant dire du patron de l’entreprise Weiser. Il y avait, dans cette irritation confuse, toute l’animosité que la menace sociale faisait peser depuis longtemps sur la collectivité et qui, à défaut de savoir s’exprimer ouvertement, se reportait sur cet événement.

La Sécurité civile avait installé deux grandes tentes blanches devant l’hôtel de ville, il y avait les pompiers et les gendarmes. Bah, où sont les chiens ? interrogea quelqu’un. Mme Courtin discutait avec l’épicière. Antoine tentait d’écouter, mais il n’entendait pas ; il se faisait dans son crâne un roulement grave, une vibration continue, les sons lui parvenaient ouatés, il attrapait une syllabe ici, un bout de phrase ailleurs, hé Antoine ! Il se retourna. C’était Théo.

— T’as pas le droit d’être là !

Antoine ouvrit la bouche et pourquoi il… Le fils du maire bombait le torse, très heureux d’annoncer la mauvaise nouvelle.

— Il faut être majeur pour participer ! dit-il comme s’il n’était pas lui-même concerné par cette restriction.

Mme Courtin se retourna vivement vers eux.

— C’est vrai, ça ?

Le gendarme arriva, celui qui avait interrogé Antoine la veille.

— Il faut avoir au moins seize ans…

Il regarda les deux garçons avec un demi-sourire et enchaîna :

— C’est bien de vouloir participer, mais…

La foule s’agrandissait sans arrêt de nouveaux venus. On se serrait la main, on prenait des mines modestes, mais résolues. Le maire s’entretenait avec des gens de la Sécurité civile, des gendarmes. On avait déplié des cartes d’état-major. Un camion arriva avec quatre chiens qui tiraient sur leur laisse. Ah quand même ! dit quelqu’un.

Il fallut un long moment pour constituer les groupes, placés chacun sous l’autorité d’un gendarme ou d’un pompier. Les consignes étaient énoncées avec clarté et fermeté. Les hommes, bonnet ou capuche sur la tête, faisaient des signes affirmatifs.

Antoine compta une dizaine de groupes de huit personnes.

La télévision arriva, créant son effet. Un cameraman balaya une foule de gens soucieux de se montrer disciplinés, participatifs et responsables. La journaliste avait l’embarras du choix, tout le monde avait quelque chose à dire. Une femme, qu’Antoine n’avait jamais vue, exprimait à quel point elle était bouleversée, elle serrait ses poings sur sa poitrine, on aurait juré qu’elle était la mère du petit disparu. Pendant qu’elle s’expliquait sur ses émotions, la journaliste se mettait sur la pointe des pieds, cherchant désespérément les parents. Quand elle les trouva, elle ne laissa même pas la femme terminer sa phrase, elle joua des coudes, suivie du cameraman, tous deux zigzaguant dans la foule. Ils arrivèrent enfin près de la tente blanche.

Lorsque Mme Desmedt les vit, elle se mit à pleurer. Le cameraman épaula rapidement.

Les images qui furent prises à cet instant-là allaient faire le tour de la France en moins de deux heures.

Le désarroi de Mme Desmedt, ce qu’elle prononça vous arrachaient le cœur. Rendez-le-moi. Trois mots à peine audibles.

Rendez-le-moi.

Prononcés d’une voix brisée, vibrante.

L’entourage en fut tellement bouleversé que le silence gagna peu à peu la foule, provoquant un recueillement involontaire qu’on craignit prophétique.

Le jeune gendarme, muni d’un porte-voix, monta sur le perron de l’hôtel de ville, tandis que des agents avec brassard distribuaient un tract.

— Je vous remercie d’avoir répondu présent, surtout un jour comme celui-ci…

Chacun se rengorgea discrètement avec le sentiment d’être doublement serviable et généreux.

— Nous vous demandons de lire très attentivement les consignes écrites qui vous sont distribuées. Ne pressez pas la marche, restez concentrés sur ce que vous voyez. Il est impératif que chaque mètre carré que nous aurons foulé puisse être définitivement exclu de nos recherches. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

Il y eut un brouhaha d’approbation.

Pendant ce discours, Antoine avait été distrait par l’arrivée du curé et de Mme Antonetti venus en voisins.

— Neuf groupes sont formés. Quatre partiront avec les maîtres-chiens du côté de l’étang, trois autres se rendront aux abords ouest de la forêt domaniale, deux groupes enfin en direction de Saint-Eustache.

Antoine se figea. C’était fini. Il en fut libéré.

Maintenant il savait ce qui allait se passer, il savait ce qu’il allait faire. D’une certaine manière, les choses étaient plus simples.

— Après la pause du déjeuner, nous modifierons la destination des différents groupes en fonction des avancées de la matinée. Si les recherches d’aujourd’hui ne donnent pas de résultat, vous serez de nouveau sollicités demain.

C’est à ce moment qu’arriva M. Kowalski.

Il marchait lentement, d’un pas hésitant. Le silence se faisait sur son passage, tout le monde s’écartait non par déférence, mais parce que cet homme sentait le soufre. Il a été libéré…, lisait-on sur toutes les lèvres. On se regardait, circonspects. Était-il libéré provisoirement ? Personne n’en avait rien su.

À mesure que M. Kowalski approchait de la mairie, les gens qu’il avait dépassés exprimaient leurs pensées à voix basse. Libéré, d’accord, disait-on, mais c’est peut-être faute de preuves… Car enfin, on n’arrête pas tout le monde, on n’arrête que ceux qui ont à voir de près ou de loin avec l’affaire. Pas de fumée sans feu. Kowalski… On dit que sa boutique ne marche pas bien du tout, c’est ce qui l’a obligé à faire ces tournées dans les villages du coin pour joindre les deux bouts.

Le visage de Kowalski, lui, ne traduisait rien de ses affects, c’était toujours long et noueux, avec ces joues creuses, ces sourcils épais…

Il passa près d’Antoine et de sa mère. Mme Courtin lui tourna le dos très ostensiblement. Il arriva devant le gendarme, s’arrêta et écarta légèrement les bras, je suis là, dites-moi ce que vous attendez de moi.

Le gendarme regarda les différents groupes et sentit aussitôt leur énergie négative. Les dos se tournaient, les regards se détournaient, d’autres, plus résolus encore, s’étaient carrément mis en route sans attendre.

— Je vois…, dit le gendarme d’une voix dans laquelle on discernait une pointe de lassitude. Bon, vous venez avec nous.