Jamais Antoine, ni quiconque dans la ville d’ailleurs, n’avait entendu un discours d’une telle longueur de la part du docteur Dieulafoy.
Il resta ainsi un long moment, laissant le temps à Antoine, s’il l’écoutait, d’enregistrer le message, après quoi il se leva et sortit comme il était venu. Comme une apparition.
Antoine ne parvenait pas à réaliser. Le docteur Dieulafoy ne lui avait pas parlé, il lui avait chuchoté une berceuse.
Antoine ne changea pas de position. Il se laissa emporter par le sommeil et lutta contre les échos que les mugissements du vent portaient jusque dans sa chambre : un cri déchirant mille fois répété…
Antoine !
Lorsqu’il s’éveilla, sans savoir pourquoi il fut certain cette fois qu’il était très tard. Pourtant le téléviseur, en bas, était allumé.
Les événements de la veille lui apparurent dans toute leur clarté. Le départ de la battue, les médicaments, la venue du docteur…
Il aurait dû s’enfuir.
De cela aussi, le souvenir revint : il avait voulu partir.
Il se leva, il était faible, mais il tenait debout. Il s’agenouilla rapidement, chercha sous son lit. Rien.
Il était pourtant certain, absolument certain, d’y avoir jeté son sac à dos rempli de vêtements. Et sa chemise roulée en boule.
Il se releva, alla ouvrir les tiroirs de la commode : tout était de nouveau à sa place. Sa figurine de Spider-Man avait été reposée près du globe terrestre. Il ouvrit les tiroirs de son bureau. Les papiers qu’il y avait mis n’y étaient plus.
Il fallait en avoir le cœur net.
Il entrouvrit la porte de sa chambre et descendit silencieusement les marches. Au rez-de-chaussée, il entendait le téléviseur chuchoter. Il s’avança vers la commode de l’entrée, avec une grimace il tira très lentement le premier tiroir. Son passeport, son autorisation de sortie du territoire étaient là, posés sur le dessus, rangés, parfaitement à leur place…
Sa mère, il en était certain, avait fait disparaître les médicaments de la table de nuit, rangé le sac à dos visiblement prévu pour sa fuite, remisé le passeport et le livret A…
Quelle idée se faisait-elle de ce qu’Antoine essayait de fuir ? Que savait-elle réellement ? Rien sans doute. Et en même temps, elle savait peut-être l’essentiel. Imaginait-elle de quelle manière Antoine pouvait être lié à la disparition de Rémi ?
Il referma le tiroir, fit de nouveau un pas puis un autre. Il découvrit alors sa mère devant le poste de télévision, très près de l’écran, à la manière d’une femme aveugle. Elle regardait le journal de minuit sur la chaîne régionale. Le son en était à peine audible :
« … de l’enfant disparu en début d’après-midi de vendredi. La battue organisée hier dans la forêt domaniale n’a, hélas, pas donné de résultat. Toute la zone où l’enfant aurait pu s’égarer n’a pas pu être couverte dans la journée, notamment le bois de Saint-Eustache. La gendarmerie a décidé de procéder à une seconde battue demain matin. »
Le reportage montrait des groupes de personnes alignées, avançant lentement, côte à côte…
« L’étang de Beauval a fait l’objet de premiers sondages des plongeurs de la Sécurité civile qui poursuivront leurs recherches demain matin. »
La vision de sa mère, anxieusement penchée vers le téléviseur, serra le cœur d’Antoine, lui redonna envie de mourir.
« Un Numéro Vert, qui s’affiche en bas de votre écran, est la disposition des éventuels témoins. Rappelons que lors de sa disparition le petit Rémi Desmedt, six ans, était vêtu d’un… »
Antoine remonta à sa chambre.
On n’avait pas pu ratisser tout le bois en une seule journée, une seconde battue était prévue. Le lendemain matin.
On retournerait sur place.
Antoine n’aurait pas une seconde chance.
Une fois de plus, il ressentit à quel point il avait hâte que cet orage qui le menaçait depuis deux jours éclate enfin.
Dehors, le vent, de plus en plus puissant, faisait claquer les volets dans leurs gonds.
11
Le vent ne cessa de forcir toute la nuit et devint si violent que même la pluie, intense et nourrie, qui était tombée jusqu’aux premières heures du matin, fut chassée et, épuisée, dut rendre les armes.
La tempête avait laissé sur tout le territoire la trace dramatique de son passage. Au lieu de faiblir comme on l’espérait, elle aborda la région en envahisseur sûr de sa force.
La ville était entièrement réveillée.
Antoine ressentait le poids des fatigues accumulées au cours de ces deux jours, d’autant qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
Il avait passé la nuit à imaginer la forme que prendrait la catastrophe maintenant inévitable. Il restait dans son lit, écoutant la tempête. Les fenêtres vibraient derrière les volets, le souffle s’engouffrait dans la cheminée qui bourdonnait sourdement. Il ressentait une corrélation confuse entre la situation de la maison tremblant sous la tempête et sa propre vie. Il pensait aussi beaucoup à sa mère.
Sur la disparition de Rémi et le rôle qu’Antoine y avait joué, elle ne savait rien de précis, n’importe qui aurait été submergé par des images sordides, de l’épouvante à l’état pur, mais Mme Courtin, elle, avait sa méthode. Elle élevait, entre les faits qui la dérangeaient et son imagination, un mur haut et solide qui ne laissait filtrer qu’une angoisse diffuse qu’elle atténuait grâce à une quantité inouïe de gestes habituels et de rituels intangibles. La vie doit toujours reprendre le dessus, elle adorait cette expression. Cela signifiait que la vie devait continuer de couler, non pas telle qu’elle était mais telle qu’on la désirait. La réalité n’était qu’une question de volonté, il ne servait à rien de se laisser envahir par des tracas inutiles, le plus sûr pour les éloigner était de les ignorer, c’était une méthode imparable, toute son existence montrait qu’elle fonctionnait à merveille.
Son fils avait voulu se tuer en avalant le contenu de l’armoire à pharmacie, soit, on pouvait le voir ainsi. Mais ramené à une indigestion causée par le chapon de M. Kowalski, le fait prenait les proportions d’une circonstance secondaire, un mauvais moment à passer, deux jours de bouillon et tout irait bien.
Les pensées d’Antoine étaient difficilement dissociables de l’atmosphère ténébreuse qui régnait, du bruit de ce vent qui semblait bousculer la maison, qui vrombissait comme un moteur furieux.
Antoine se décida à descendre. Il se demanda si sa mère s’était seulement couchée, elle portait les mêmes vêtements que la veille. La télévision était encore allumée dans le salon, le son réglé au plus bas.
Le petit déjeuner qu’elle avait préparé, les ustensiles habituels posés sur la table dressée ressemblaient à ceux des autres jours, mais elle n’avait pas ouvert les volets, c’était un peu comme si on déjeunait en pleine nuit, les courants d’air qui traversaient la maison faisaient vaciller la lampe de la cuisine.
— Je n’ai pas pu ouvrir…
Elle regardait son fils avec effarement. Elle ne lui avait pas dit bonjour, ne s’était pas souciée de sa santé… Qu’elle ne soit pas parvenue à ouvrir les volets la sidérait totalement. Sa voix laissait transparaître une inquiétude très vive. Cette météo qui annonçait des dégâts ne se calmerait pas avec un bon bouillon…
— Peut-être que toi tu vas y arriver…
Derrière cette demande il y avait bien d’autres choses qu’Antoine percevait sans vraiment les comprendre.
Il s’approcha de la fenêtre, tourna la poignée, le vantail le repoussa si violemment qu’il faillit tomber à la renverse. Il réussit à le refermer en s’arc-boutant sur la poignée.
— Il vaut mieux attendre que ça se calme…
Il s’installa pour déjeuner. Il savait que sa mère ne poserait aucune question, elle tartinait sa biscotte avec les mêmes gestes, la confiture était au même endroit sur la table. Antoine n’avait pas faim. Après quelques minutes d’un dialogue silencieux qui faisait l’inventaire de leurs incompréhensions réciproques, il débarrassa et retourna dans sa chambre.
La PlayStation avait été reposée dans son coffret d’emballage. Il la retira et entreprit une partie, mais il restait très préoccupé.
Lorsqu’il entendit monter le son du téléviseur, il s’avança dans le couloir, descendit quelques marches. On annonçait une forte tempête dans les heures à venir. Des vents puissants étaient attendus. On recommandait de ne pas sortir.
Ce qu’on vivait là n’était encore que le début.
La confirmation arriva moins d’une heure plus tard.
Les fenêtres vibraient comme des feuilles, le vent s’engouffrait partout, la maison résonnait de craquements sinistres.
Inquiète, Mme Courtin monta au grenier, mais ne tint pas cinq minutes : les tuiles tremblaient sous la bourrasque, plusieurs fuites avaient fait ruisseler de l’eau le long des murs, sur le plancher. En descendant, elle était blême de peur.
Elle sursauta et poussa un cri lorsque se fit entendre un choc… Ça provenait de l’extrémité nord de la maison.
— Laisse, dit Antoine, je vais voir.
Il enfila sa parka, ses chaussures. Mme Courtin aurait dû faire un geste pour le retenir, mais elle était littéralement terrorisée, elle ne comprit le danger auquel il s’exposait que lorsqu’il ouvrit la porte. Elle l’appela, c’était trop tard, il avait déjà refermé, il était dehors.
Les voitures garées le long du trottoir étaient animées d’un mouvement inquiétant. Le tonnerre grondait comme un molosse prêt à bondir, les éclairs, en rafales ininterrompues, éclairaient d’une lumière bleue les maisons dont certains toits commençaient à se déchirer.
De l’autre côté de la rue, deux poteaux télégraphiques étaient couchés l’un sur l’autre. Emporté par le vent, tout un fatras de bâches, de seaux, de planches, vous passait à portée de main et de visage. On entendait vaguement les sirènes des pompiers sans savoir où ils se rendaient.
Le vent était d’une puissance telle qu’il pouvait projeter Antoine à l’autre extrémité du jardin et même au-delà. Il fallait tenter de se tenir à quelque chose de solide, mais lorsqu’on regardait les voitures et les toits, on voyait que rien, dans ces conditions, ne pouvait être considéré comme solide. Plié en deux, il dut s’accrocher une main après l’autre pour avancer vers le bout de la maison. Il jeta un œil à l’angle du mur et n’eut que le temps de se baisser, une tôle tourbillonnant dans les airs passa à quelques centimètres de sa tête. Il s’agenouilla, la tête le plus bas possible et en se protégeant des deux bras.
Le sapin s’était abattu dans le jardin. Un sapin de près de dix ans planté à Noël, Antoine revoyait des photos de la cérémonie familiale, son père habitait encore la maison à cette époque.
La ville entière était prise d’un mouvement continu qui la faisait ployer, fléchir, elle menaçait d’être arrachée à elle-même.
Antoine se releva, relâcha un instant sa vigilance, ce fut suffisant pour qu’il soit soulevé par une brusque saute de vent, il tomba à terre à un mètre de là, tenta de se retenir, mais il luttait contre une force irrépressible, il roula sur le sol et atteignit le mur du jardin contre lequel il cogna. Il s’y blottit, la tête entre les genoux. Il avait le souffle coupé.
Il reprit ses esprits. Revenir jusqu’à la porte de la maison lui sembla une tâche insurmontable.
La façade des Desmedt lui fit penser à la seconde battue qui devait commencer le matin même. À cette heure-ci, tout le monde aurait déjà dû être en route pour Saint-Eustache mais évidemment, il n’y avait personne dehors, il n’aurait même pas été possible de marcher jusqu’au coin de la rue.
Il rampa jusqu’à la clôture qui séparait leur jardin de celui des Desmedt et risqua un œil. La balançoire était couchée au sol. Tout le reste avait été balayé et projeté contre le petit mur d’enceinte. Y compris les sacs-poubelle. Celui qui contenait le cadavre du chien avait été déchiré. La carcasse d’Ulysse en était à moitié sortie, pelucheuse, éventrée et sombre. Antoine en fut épouvanté. Il se tourna vers leur maison. L’antenne parabolique, placée à l’angle, oscillait dangereusement.
Sans sa mère et son inquiétude de ne pas le voir revenir, il serait resté là, assis contre le muret, à regarder jusqu’au bout la maison s’envoler par morceaux.
Enfin, il s’allongea sur le sol pour donner le moins de prise possible au vent et rampa. Traverser le jardin dans cette position lui demanda plus d’un quart d’heure. Il parvint à faire le tour de la maison et à entrer par la petite porte de derrière, un peu mieux protégée. Il arriva harassé.
Sa mère se précipita et le serra contre elle. Elle était essoufflée comme si elle était sortie elle-même, qu’elle avait dû affronter la tempête.
— Mon Dieu ! Et moi qui te laisse sortir par un temps pareil…
Il était impossible d’imaginer quand ce cataclysme allait s’arrêter. La pluie avait totalement cessé. L’orage lui-même s’était éloigné. Ne restait que le vent qui, de quart d’heure en quart d’heure, prenait de la force, de la vitesse.
Fenêtres et volets fermés, on vivait en aveugles, en assiégés, réduits à écouter la maison craquer comme un bateau dans la tourmente. L’antenne parabolique fut sans doute arrachée : le téléviseur s’éteignit vers 11 heures du matin. Ce fut le tour de l’électricité une heure plus tard. Il n’y avait plus de téléphone non plus.
Mme Courtin restait assise dans la cuisine, à serrer les mains sur son mug de café froid. Antoine fut saisi à son égard d’un réflexe protecteur, il ne voulut pas la laisser seule et vint s’installer à côté d’elle. Ils ne parlèrent pas. Sa mère présentait un visage tellement éprouvé qu’Antoine eut envie de poser sa main sur la sienne, mais il en fut retenu parce qu’il ne savait pas quelle porte allait ouvrir un geste pareil, dans ces circonstances…
Il connaissait, dans le volet du salon, un endroit par lequel il était possible d’apercevoir la rue. Ce qu’il vit l’épouvanta. Les deux voitures qui se trouvaient là il y a un moment n’y étaient plus, un arbre de plus de deux mètres passa dans la rue, cogna ici et là les murs et les portes des jardins, roulant à une vitesse folle…
La pointe de la tempête dura près de trois heures.
Vers 16 heures, le calme revint.
Personne n’y croyait plus.
On vit les portes des maisons s’ouvrir prudemment, les unes après les autres.
Les habitants de Beauval restèrent muets de stupeur devant les dégâts provoqués par cette tempête que des météorologues allemands baptisèrent « Lothar ».
Mais ils durent bien vite rentrer.
La pluie qui avait momentanément cédé la place à la tempête venait maintenant faire valoir ses droits à coopérer à la catastrophe.