Derrière cette demande il y avait bien d’autres choses qu’Antoine percevait sans vraiment les comprendre.
Il s’approcha de la fenêtre, tourna la poignée, le vantail le repoussa si violemment qu’il faillit tomber à la renverse. Il réussit à le refermer en s’arc-boutant sur la poignée.
— Il vaut mieux attendre que ça se calme…
Il s’installa pour déjeuner. Il savait que sa mère ne poserait aucune question, elle tartinait sa biscotte avec les mêmes gestes, la confiture était au même endroit sur la table. Antoine n’avait pas faim. Après quelques minutes d’un dialogue silencieux qui faisait l’inventaire de leurs incompréhensions réciproques, il débarrassa et retourna dans sa chambre.
La PlayStation avait été reposée dans son coffret d’emballage. Il la retira et entreprit une partie, mais il restait très préoccupé.
Lorsqu’il entendit monter le son du téléviseur, il s’avança dans le couloir, descendit quelques marches. On annonçait une forte tempête dans les heures à venir. Des vents puissants étaient attendus. On recommandait de ne pas sortir.
Ce qu’on vivait là n’était encore que le début.
La confirmation arriva moins d’une heure plus tard.
Les fenêtres vibraient comme des feuilles, le vent s’engouffrait partout, la maison résonnait de craquements sinistres.
Inquiète, Mme Courtin monta au grenier, mais ne tint pas cinq minutes : les tuiles tremblaient sous la bourrasque, plusieurs fuites avaient fait ruisseler de l’eau le long des murs, sur le plancher. En descendant, elle était blême de peur.
Elle sursauta et poussa un cri lorsque se fit entendre un choc… Ça provenait de l’extrémité nord de la maison.
— Laisse, dit Antoine, je vais voir.
Il enfila sa parka, ses chaussures. Mme Courtin aurait dû faire un geste pour le retenir, mais elle était littéralement terrorisée, elle ne comprit le danger auquel il s’exposait que lorsqu’il ouvrit la porte. Elle l’appela, c’était trop tard, il avait déjà refermé, il était dehors.
Les voitures garées le long du trottoir étaient animées d’un mouvement inquiétant. Le tonnerre grondait comme un molosse prêt à bondir, les éclairs, en rafales ininterrompues, éclairaient d’une lumière bleue les maisons dont certains toits commençaient à se déchirer.
De l’autre côté de la rue, deux poteaux télégraphiques étaient couchés l’un sur l’autre. Emporté par le vent, tout un fatras de bâches, de seaux, de planches, vous passait à portée de main et de visage. On entendait vaguement les sirènes des pompiers sans savoir où ils se rendaient.
Le vent était d’une puissance telle qu’il pouvait projeter Antoine à l’autre extrémité du jardin et même au-delà. Il fallait tenter de se tenir à quelque chose de solide, mais lorsqu’on regardait les voitures et les toits, on voyait que rien, dans ces conditions, ne pouvait être considéré comme solide. Plié en deux, il dut s’accrocher une main après l’autre pour avancer vers le bout de la maison. Il jeta un œil à l’angle du mur et n’eut que le temps de se baisser, une tôle tourbillonnant dans les airs passa à quelques centimètres de sa tête. Il s’agenouilla, la tête le plus bas possible et en se protégeant des deux bras.
Le sapin s’était abattu dans le jardin. Un sapin de près de dix ans planté à Noël, Antoine revoyait des photos de la cérémonie familiale, son père habitait encore la maison à cette époque.
La ville entière était prise d’un mouvement continu qui la faisait ployer, fléchir, elle menaçait d’être arrachée à elle-même.
Antoine se releva, relâcha un instant sa vigilance, ce fut suffisant pour qu’il soit soulevé par une brusque saute de vent, il tomba à terre à un mètre de là, tenta de se retenir, mais il luttait contre une force irrépressible, il roula sur le sol et atteignit le mur du jardin contre lequel il cogna. Il s’y blottit, la tête entre les genoux. Il avait le souffle coupé.
Il reprit ses esprits. Revenir jusqu’à la porte de la maison lui sembla une tâche insurmontable.
La façade des Desmedt lui fit penser à la seconde battue qui devait commencer le matin même. À cette heure-ci, tout le monde aurait déjà dû être en route pour Saint-Eustache mais évidemment, il n’y avait personne dehors, il n’aurait même pas été possible de marcher jusqu’au coin de la rue.
Il rampa jusqu’à la clôture qui séparait leur jardin de celui des Desmedt et risqua un œil. La balançoire était couchée au sol. Tout le reste avait été balayé et projeté contre le petit mur d’enceinte. Y compris les sacs-poubelle. Celui qui contenait le cadavre du chien avait été déchiré. La carcasse d’Ulysse en était à moitié sortie, pelucheuse, éventrée et sombre. Antoine en fut épouvanté. Il se tourna vers leur maison. L’antenne parabolique, placée à l’angle, oscillait dangereusement.
Sans sa mère et son inquiétude de ne pas le voir revenir, il serait resté là, assis contre le muret, à regarder jusqu’au bout la maison s’envoler par morceaux.
Enfin, il s’allongea sur le sol pour donner le moins de prise possible au vent et rampa. Traverser le jardin dans cette position lui demanda plus d’un quart d’heure. Il parvint à faire le tour de la maison et à entrer par la petite porte de derrière, un peu mieux protégée. Il arriva harassé.
Sa mère se précipita et le serra contre elle. Elle était essoufflée comme si elle était sortie elle-même, qu’elle avait dû affronter la tempête.
— Mon Dieu ! Et moi qui te laisse sortir par un temps pareil…
Il était impossible d’imaginer quand ce cataclysme allait s’arrêter. La pluie avait totalement cessé. L’orage lui-même s’était éloigné. Ne restait que le vent qui, de quart d’heure en quart d’heure, prenait de la force, de la vitesse.
Fenêtres et volets fermés, on vivait en aveugles, en assiégés, réduits à écouter la maison craquer comme un bateau dans la tourmente. L’antenne parabolique fut sans doute arrachée : le téléviseur s’éteignit vers 11 heures du matin. Ce fut le tour de l’électricité une heure plus tard. Il n’y avait plus de téléphone non plus.
Mme Courtin restait assise dans la cuisine, à serrer les mains sur son mug de café froid. Antoine fut saisi à son égard d’un réflexe protecteur, il ne voulut pas la laisser seule et vint s’installer à côté d’elle. Ils ne parlèrent pas. Sa mère présentait un visage tellement éprouvé qu’Antoine eut envie de poser sa main sur la sienne, mais il en fut retenu parce qu’il ne savait pas quelle porte allait ouvrir un geste pareil, dans ces circonstances…
Il connaissait, dans le volet du salon, un endroit par lequel il était possible d’apercevoir la rue. Ce qu’il vit l’épouvanta. Les deux voitures qui se trouvaient là il y a un moment n’y étaient plus, un arbre de plus de deux mètres passa dans la rue, cogna ici et là les murs et les portes des jardins, roulant à une vitesse folle…
La pointe de la tempête dura près de trois heures.
Vers 16 heures, le calme revint.
Personne n’y croyait plus.
On vit les portes des maisons s’ouvrir prudemment, les unes après les autres.
Les habitants de Beauval restèrent muets de stupeur devant les dégâts provoqués par cette tempête que des météorologues allemands baptisèrent « Lothar ».
Mais ils durent bien vite rentrer.
La pluie qui avait momentanément cédé la place à la tempête venait maintenant faire valoir ses droits à coopérer à la catastrophe.
12
Elle s’abattit sur Beauval avec une puissance terrifiante et une densité telle qu’elle obscurcit le ciel en quelques minutes. Le vent ayant totalement disparu, les trombes d’eau piquaient sur la ville à la verticale. Les rues, rapidement recouvertes, se transformèrent bientôt en ruisseaux puis en rivières, emportant tout ce que les rafales avaient chassé quelques heures plus tôt, poubelles, boîtes aux lettres, vêtements, caisses, planches, on vit même passer un petit chien blanc qui tentait de surnager et qu’on retrouva le lendemain écrasé contre un mur. Les voitures qui, quelques heures plus tôt, avaient été chassées par la tempête firent en tournoyant sur le flot le chemin en sens contraire.