Une seconde tempête succéda à la première.
Après Lothar qui l’avait précédée de quelques heures, celle-ci fut baptisée « Martin ».
Des deux, elle fut la plus violente, la plus dévastatrice.
Les toits seulement éventrés furent définitivement arrachés, les voitures immobilisées par les torrents d’eau reprirent leur route hasardeuse sous la poussée de bourrasques, dont certaines atteignirent deux cents kilomètres à l’heure…
Mme Courtin s’était blottie au sol dans un coin de sa chambre, la tête rentrée dans les épaules.
Elle paraissait d’une fragilité totale, Antoine en fut bouleversé. Il se confirma une nouvelle fois dans la certitude qu’il ne pourrait jamais lui faire de peine.
Il vint se serrer contre elle.
Ils restèrent ainsi toute la nuit.
13
À l’aube, la ville s’éveilla en état de choc. Une à une les portes des maisons s’ouvrirent, un à un les habitants passèrent la tête et sortirent hagards, terrifiés.
Mme Courtin, écrasée de fatigue, prit elle aussi la mesure du désastre. Le rez-de-chaussée était entièrement recouvert de boue. Le mobilier était détrempé, la trace de l’eau dessinait une ligne droite à plus d’un mètre du sol, toute la maison sentait la vase, et quoi faire ? Plus d’électricité, pas de téléphone… Il régnait un calme nouveau, une sorte de temps suspendu, avec ce quelque chose dans l’air qui vous fait dire que c’est terminé. Mme Courtin le ressentit elle aussi, comme les autres. Antoine la vit se redresser lentement. Elle s’éclaircit la voix, s’avança d’un pas plus assuré. Elle sortit, aperçut le sapin qui s’était couché, fit quelques pas, se retourna vers le toit. Elle demanda alors à Antoine de se rendre à l’hôtel de ville, voir si on pouvait avoir du secours.
Antoine enfila un manteau, ses chaussures, et traversa le jardin saturé d’eau. Ça n’était pas le premier commentaire qui venait à l’esprit, mais si l’on y regardait de plus près, sa mère et lui faisaient partie des heureux, leur toiture avait été miraculeusement épargnée, beaucoup de tuiles s’étaient déplacées, plusieurs s’étaient envolées et écrasées au sol, mais les dommages étaient restreints.
Les Desmedt avaient eu moins de chance. La cheminée, renversée par une bourrasque, s’était effondrée, avait crevé le toit et traversé la maison du haut en bas, jusqu’à la cave, emportant dans sa chute tout le bloc sanitaire et la moitié de la cuisine.
Bernadette, enroulée dans un peignoir sur lequel elle avait passé une parka trop grande pour elle, était dehors. Elle regardait en l’air. Dans sa traversée de la maison, la cheminée avait emporté la literie de la chambre de Rémi. On frémissait à l’idée que l’enfant aurait pu être surpris dans son lit, que le plafond aurait pu s’effondrer sur lui… Il serait mort à cet instant… Débordée par l’ampleur de la tragédie qui la frappait depuis deux jours, Bernadette paraissait ne plus rien ressentir. Sa petite silhouette grêle ressemblait à une épave.
M. Desmedt apparut à la fenêtre de la chambre de Rémi, l’air abasourdi lui aussi, comme s’il était venu chercher son fils et ne l’avait pas trouvé.
Valentine descendit à son tour les quelques marches du perron pour rejoindre sa mère dans le jardin. Elle portait les mêmes vêtements que la veille, mais son jean rouge et son petit blouson en skaï blanc étaient sales comme si elle s’était battue toute la nuit avec quelqu’un. Décoiffée et pâle, elle avait jeté sur ses épaules un châle écossais qui devait appartenir à sa mère, son maquillage faisait des traînées sombres sur son visage. Antoine ne sut d’où lui venait cette image, mais dans ce décor de fin du monde la petite adolescente sexy et arrogante de la veille avait l’air d’une jeune prostituée poussée sur le trottoir.
La maison d’à côté, celle des Mouchotte, avait vu ses volets arrachés, la marquise s’était écroulée et le jardin était hérissé de morceaux de verre larges comme des assiettes qui se disputaient l’espace avec une quantité impressionnante de tuiles brisées.
Antoine aperçut, collé à la fenêtre, le visage d’Émilie, fatigué, il leva brièvement la main à son intention, mais elle ne répondit pas. Elle fixait un point obscur quelque part dans la rue. Ainsi encadrée par la fenêtre, figée et sans expression, elle ressemblait au portrait d’une petite fille des temps anciens.
Ses parents eux aussi s’affairaient déjà. M. Mouchotte, avec des gestes saccadés d’automate, remplissait des sacs en plastique de tout ce qui était épars dans le jardin. Son épouse, qu’Antoine trouvait toujours d’une beauté folle, tirait Émilie par la manche comme si regarder dans la rue était inconvenant.
En marchant vers le centre-ville, Antoine découvrit un paysage de ville bombardée.
Plus une seule voiture n’était à sa place. Emportées par les bourrasques, elles avaient dérivé jusqu’à la sortie de Beauval et, retenues par les piliers du pont de chemin de fer qui enjambait la route, elles s’étaient amoncelées les unes sur les autres en une montagne de ferraille. Les motos, les scooters, les vélos, plus légers, avaient été éparpillés, on en trouvait dans les caves, sous les voitures, dans les jardins, dans la rivière, un peu partout. Plusieurs vitrines avaient explosé, le vent s’était engouffré dans les magasins et avait disséminé dans la ville des produits pharmaceutiques gorgés d’eau, des objets de quincaillerie démantelés, les cadeaux du bureau de tabac de M. Lemercier. Les propriétaires qui n’avaient perdu que quatre ou cinq douzaines de tuiles pouvaient s’estimer heureux, parce que les autres n’avaient tout simplement plus de toit.
La grue d’un chantier voisin s’était couchée sur le lavoir, dont la charpente du XVe siècle n’était plus qu’un souvenir. Dans les jardins et sur les gravats des maisons dévastées, on trouvait parfois un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semblait avoir déposés là avec délicatesse pour montrer qu’avec Lui, tout doit se comprendre au second degré. Le jeune curé (sans doute très occupé à expliquer à ses ouailles de tout le département que ce qu’il leur arrivait était, en fait, une belle et bonne chose, il avait du pain sur la planche, celui-là…) pourrait mesurer, lorsqu’il reviendrait, que Dieu est un être d’une extrême sensibilité, mais aussi un sacré farceur : l’église avait été relativement épargnée à l’exception de la rosace, les vitraux avaient tous volé en éclats, sauf un seul représentant saint Nicolas, souvent considéré comme le patron des réfugiés.
Le platane de la place de la mairie, déraciné par le vent, était couché en travers de la rue principale où il avait écrasé une camionnette, séparant la ville en deux tronçons aussi dévastés l’un que l’autre. Une caravane charriée par les flots torrentiels depuis le camping municipal avait explosé contre le mur de l’hôtel de ville, sur le trottoir étaient jetés pêle-mêle des couverts en plastique, des matelas, des portes de placards, des lampes de chevet, des coussins, des provisions.
Antoine trouva une douzaine de personnes à la mairie venues elles aussi chercher de l’aide, du secours. Chacune, énumérant ses dégâts, semblait la plus touchée de la ville ; ici on avait des enfants en bas âge, de vieux parents à abriter, là on expliquait que la maison menaçait de s’effondrer. Et tous avaient raison.
M. Weiser descendit de son bureau, l’air affairé, avec des papiers à la main. Théo le suivait. Parvenu dans la cour de la mairie, devant le petit groupe rassemblé, le maire tenta d’expliquer des choses que personne n’avait envie d’entendre. Les pompiers devaient être débordés, et de toutes les manières, il était impossible de les appeler parce qu’il n’y avait plus de téléphone. La préfecture, avec l’EDF, avait sûrement préparé un plan d’intervention pour rétablir le courant, mais on ne savait pas si le délai se compterait en heures ou en jours… Le groupe poussa les hauts cris.