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— Nous devons nous organiser nous-mêmes, cria le maire en brandissant ses papiers. Il faut d’abord faire l’inventaire des besoins. La salle du conseil municipal centralisera les demandes qui permettront de dégager les priorités.

Il recourait, pour l’occasion, à un vocabulaire administratif censé exprimer la compétence et le volontarisme :

— Le gymnase n’a pas été trop touché. Le plus urgent est de l’ouvrir pour accueillir toutes les personnes qui n’ont plus d’abri, faire de la soupe pour tout le monde, chercher des couvertures…

M. Weiser parlait d’une voix ferme. Dans le chaos ambiant, les évidences qu’il énonçait avaient l’aspect rassurant des tâches dont on aperçoit les contours.

— Pour rétablir la circulation à l’intérieur de Beauval, il faut débiter le platane qui a été abattu, poursuivit-il. Et pour tout ça, il nous faut des bras… Beaucoup de bras. Que ceux dont les dégâts peuvent attendre viennent à l’aide de ceux qui sont le plus en difficulté.

Mme Kernevel arriva, très agitée.

— Me Vallenères est allongé dans son jardin ! annonça-t-elle. Il est mort, il a été tué par un arbre.

— Vous… êtes certaine ?

Comme si les dégâts matériels ne suffisaient pas, voilà maintenant qu’il y avait des morts.

— Ah oui ! Je l’ai bousculé, il ne bouge plus, il ne respire plus…

Antoine fut renvoyé à la mort de Rémi. Il se revit lui aussi tenter de le réveiller.

— Il faut aller le chercher, dit le maire. Tout de suite… Et le remonter chez lui.

Il s’interrompit. Il réfléchissait sans doute aux mesures qu’il aurait à prendre si les secours tardaient, comment allait-on faire avec un mort ? Ou avec plusieurs ? Et où les mettrait-on ?

— Qui va aller s’occuper de sa fille ? demanda quelqu’un.

M. Weiser se passa la main sur le crâne.

Pendant ce temps, d’autres personnes étaient arrivées, dont deux conseillers municipaux qui étaient allés se ranger derrière le maire. Des voix proposèrent un abri, on savait où trouver des couvertures, quelqu’un se déclara volontaire pour le gymnase. Une solidarité balbutiante se faisait timidement jour, M. Weiser annonça qu’une réunion se tiendrait dans une heure dans la salle du conseil, à laquelle tous pourraient participer, on déciderait…

Une voix rugissante s’éleva de derrière le groupe.

Les têtes se tournèrent.

— Et mon fils, alors ! hurlait M. Desmedt. Qui va nous aider à le retrouver ?

Il s’était arrêté à quelques mètres, les bras ballants, les poings serrés… Ce qui frappait dans ce cri, c’est qu’il ne portait pas la fureur à laquelle on se serait attendu de sa part. Ce qu’il exprimait était de la détresse pure.

— Est-ce qu’on ne devait pas faire une battue ce matin ?

Sa voix avait baissé d’intensité et la tonalité de sa question était plutôt celle d’un homme égaré qui demande son chemin.

Tous ceux qui étaient là avaient participé, la veille, à la battue organisée par la gendarmerie et aucun n’était suspect de se désintéresser de la situation de M. Desmedt, mais il y avait un tel décalage entre ce qu’il réclamait et la réalité qui s’étalait aux regards de tous que personne n’eut le courage de se lancer dans l’explication nécessaire.

M. Weiser, à qui revenait la charge de le faire, se racla la gorge, mais il fut coupé dans son élan par une voix claire et ferme :

— Est-ce que tu te rends bien compte de la situation, Roger ?

Tout le monde se retourna.

M. Mouchotte avait croisé les bras dans la position du donneur de leçons qu’il était. Le père d’Émilie était un homme perpétuellement drapé dans la morale. Avant d’être licencié, il avait été un contremaître pénible, tatillon, jamais tenté par la générosité ou l’indulgence. À quelques mètres de distance, il faisait face à M. Desmedt, son ennemi intime. Tout le monde avait en tête la gifle retentissante que le père de Rémi lui avait collée du temps qu’ils travaillaient ensemble, M. Mouchotte avait reculé de deux mètres et s’était assis dans un bac de copeaux, les rires avaient fusé, ajoutant le ridicule à l’humiliation. M. Weiser avait mis deux jours à pied le coupable, mais s’était refusé à le licencier. Sans doute, comme tout un chacun, voyait-il dans cette situation plus cocasse que réellement violente un juste retour des choses.

— Toutes les communications sont coupées, reprit M. Mouchotte, la ville est sinistrée, des familles entières sont à la rue, tu penses peut-être que tu as droit à une priorité ?

Ce qu’il disait était vrai, terriblement injuste, et reposait sur un désir de revanche d’une telle bassesse qu’elle décourageait les énergies. Antoine lui-même aurait voulu répondre.

En temps ordinaire, M. Desmedt se serait précipité, il aurait fallu les séparer. Ce ne fut pas nécessaire, M. Desmedt n’esquissa pas un geste. C’est la réponse à laquelle il s’attendait et qu’elle vienne sous cette forme honteuse n’y changeait rien.

Le maire s’interposa mollement :

— Allons, allons, disait-il, mais les mots n’arrivaient pas.

Ce n’était pas seulement l’impossibilité d’aider M. Desmedt qui vous étreignait, mais l’impression que la disparition de son petit garçon, aussi tragique soit-elle, serait désormais reléguée au second plan et qu’écartée par des malheurs qui touchaient chacun, elle ne redeviendrait plus jamais une affaire collective.

On ne pouvait pas continuer de chercher cet enfant, on acceptait sa disparition.

S’il s’était perdu et avait été vivant au cours des dernières heures, il ne l’était plus.

On en était réduit à espérer qu’il avait été enlevé…

Le silence qui suivit préfigurait pour M. Desmedt la solitude qui désormais serait la sienne.

M. Mouchotte, satisfait d’avoir remporté une victoire pourtant déshonorante, s’avança vers le maire et proposa ses services, s’il y avait quelque chose à faire pour venir en aide ici ou là…

Au retour, Antoine tenta de récupérer un peu de matériel pour nettoyer la maison, une lampe de poche ou des piles électriques, il n’avait pas d’argent sur lui, un jour pareil on lui ferait bien crédit, mais le rideau de fer tout cabossé de la quincaillerie était encore baissé. Il eut alors l’idée de filer à l’église chercher des cierges.

En entrant, il croisa Mme Antonetti chargée d’un lourd cabas, qui le fixa avec une insistance goguenarde.

Sur les présentoirs, il ne restait plus un seul cierge.

14

Ces deux tempêtes successives, cet orage, ces pluies diluviennes avaient créé un tel choc que, dans l’esprit d’Antoine, tout ce qui les avait précédés s’était en quelque sorte estompé. Quelques heures plus tôt, il avait imaginé avec terreur le corps de Rémi délogé de Saint-Eustache, emporté par le torrent et traversant la ville, il l’avait vu, flottant sur le dos comme un poisson mort, passer devant sa maison, devant celle de ses parents… Ça n’est pas comme cela que les choses arriveraient. Les événements, aussi dramatiques soient-ils, fournissaient à Antoine un répit inattendu. Le corps serait peut-être retrouvé à des kilomètres de Beauval, la tempête avait sans doute balayé bien des indices…