Ou ce n’était que partie remise et dans quelques jours, les recherches reprendraient. S’il était encore en place, le corps de Rémi n’était pas si bien caché qu’il puisse échapper à une seconde battue.
Le sort d’Antoine était maintenant régi par une incertitude profonde à laquelle il commençait à s’accrocher.
Mme Courtin s’était attelée au nettoyage de la maison armée d’un balai et de quelques serpillières, tâche sans fond… Antoine expliqua les mesures prises par la mairie, qui ne changeraient pas grand-chose à leur propre situation.
— On nous laisse tomber ! grommela-t-elle.
— Me Vallenères est mort…
— Ah oui ? Comment ça ?
Mme Courtin, son fichu sur la tête, s’interrompit, les mains encore serrées sur la serpillière au-dessus du seau.
— Il paraît qu’un arbre est tombé sur lui…
Mme Courtin reprit sa tâche, plus lentement. Elle était de ces êtres chez qui la réflexion empiète souvent sur les autres fonctions.
— Et sa petite, alors, qu’est-ce qu’elle va devenir ?
Antoine fut ému par cette perspective. Qui, le dimanche, pousserait la petite fille décharnée dans la travée centrale de l’église ? Qui, en été, la promènerait au centre-ville, l’arrêterait devant les boutiques où elle n’entrait jamais, lui offrirait une glace qu’elle mangerait gravement, assise parmi les autres clients à la terrasse du Café de Paris ?
Ordinairement, à Beauval, les évolutions étaient lentes, les changements progressifs. La rapidité et la violence avec lesquelles les événements s’étaient succédé depuis trois jours prenaient le village de court, le paysage changeait vite, trop vite.
Antoine repensa à M. Weiser que, comme tout le monde ici, il n’aimait guère. Mais il songea aux efforts qu’il avait déployés pour mobiliser les quelques volontés disponibles. Il avait montré, dans la circonstance, une énergie tout entière tournée vers la collectivité, alors que — on l’apprendrait dans la journée — le toit de son usine s’était envolé et qu’il y avait des mesures urgentes à prendre pour sécuriser les machines, abriter les stocks, préserver ce qui pouvait encore l’être et qu’il aurait été justifié qu’il pense à lui, comme faisaient la plupart des autres.
Puisqu’ils avaient encore un toit et une maison debout, se dit alors Antoine, ne fallait-il pas, par exemple, qu’ils aillent aider les Desmedt ?
— Parce que tu crois que je n’ai que ça à faire, moi ?
La réponse de sa mère avait fusé avec une spontanéité choquante.
Le platane du centre-ville fut débité en début d’après-midi devant un parterre silencieux. On s’interrogeait sur son âge, il était plus ancien que les souvenirs des habitants. Maintenant, la place était nue comme la main.
Un nombre considérable d’arbres s’étaient couchés sur les routes autour de Beauval, empêchant les techniciens d’intervenir. Les communications restèrent difficiles pendant deux jours.
L’électricité revint enfin, puis le téléphone.
La maison des Courtin puait la vase, tout le mobilier était à changer, on commençait à remplir des imprimés pour les assurances, des formulaires pour le département qui promettait des aides rapides, qu’en fait on attendrait longtemps et dont la plupart n’arriveraient jamais. Blanche Courtin travaillait comme une fourmi, silencieuse, concentrée, mais agacée pour un rien, brutale et soudaine dans ses gestes comme dans ses réactions.
Antoine se livra à quelques travaux d’intérêt général en compagnie de Théo, Kevin et quelques autres. Le passage de ces deux tempêtes avait remisé au magasin des souvenirs les différends entre Antoine et Théo, les garçons du collège faisaient tous assaut de bonne volonté vis-à-vis des familles en difficulté, délaissant parfois la leur, et donnaient l’impression d’une armée de scouts.
Enfin, n’y tenant plus, Antoine s’échappa et prit le chemin de Saint-Eustache.
Les arbres de la forêt communale étaient tombés par centaines. Aux endroits où la tornade s’était engouffrée, leur chute avait dessiné d’impressionnants couloirs parfaitement rectilignes.
Le décor, à Saint-Eustache, était plus spectaculaire encore. Il était tout simplement impossible d’y pénétrer, le bois paraissait avoir été littéralement rasé, tout était par terre… Quelques rares arbres, pour une raison étrange et incompréhensible, avaient tenu le coup et se donnaient des allures de vigies plantées sur un décor dévasté.
Antoine revint songeur.
Mme Courtin avait exhumé du grenier un vieux poste transistor qu’elle avait doté des piles glanées dans divers appareils de la maison. Elle penchait la tête vers le petit poste crachotant, on se serait cru revenu au temps de l’Occupation…
— Tais-toi, Antoine, laisse-moi écouter !
Le capitaine de gendarmerie assurait que l’enquête concernant la disparition du petit Rémi Desmedt « ne connaîtrait pas de répit », mais les alentours de Beauval avaient été à ce point dévastés que de nouvelles battues ne pourraient pas être menées. La gendarmerie, fortement mobilisée, etc.
Les conséquences de la tempête dans le canton étaient l’objet du « Dossier du soir ».
M. Weiser, interviewé, expliquait que toute son activité était consacrée à convaincre des entreprises de venir débiter les centaines d’hectares d’arbres tombés au sol et appartenant à la commune afin qu’ils ne soient pas perdus.
Quant au bois de Saint-Eustache, objet de discussions sans fin entre un nombre trop élevé d’héritiers — sans compter ceux que personne n’avait pu retrouver — et ne présentant aucune valeur marchande, il resterait en l’état.
Antoine monta dans sa chambre. Rémi était mort, disparu.
C’était fini.
Rémi Desmedt devenait un souvenir et pour très longtemps. Lorsque le bois, un jour lointain, serait enfin réinvesti, ce qu’on retrouverait de l’enfant mort serait bien peu de chose.
Et de toute manière Antoine serait loin.
Car dès cet instant, il n’eut plus qu’une idée en tête : quitter Beauval.
Et ne plus jamais y revenir.
2011
15
Les années n’eurent jamais aucune prise sur les principes de Mme Courtin. Antoine avait appris très tôt qu’il était aussi épuisant qu’inutile de s’y opposer. Alors, d’accord, il se rendrait à la soirée chez M. Lemercier, il y serait vers 19 heures, je te promets. Tout ce qu’il obtint fut de ne pas y rester trop longtemps ; ses examens à préparer constituaient toujours, vis-à-vis de sa mère, un alibi inattaquable.
En attendant l’appel de Laura, il avait décidé de marcher un peu. Sans elle, il s’ennuyait vite, sa présence lui manquait, ses bras frêles et souples, son haleine tendre. Il avait hâte de la retrouver… et une furieuse envie de la baiser. C’était une jeune femme brune très stimulante, sans interdits, et à qui le désir et la jouissance étaient aussi nécessaires que l’air et la nourriture. Intelligente, passablement cinglée, elle était capable de se lancer à corps perdu dans des histoires troublantes, mais elle disposait d’un sens aigu de son intégrité qui la mettait toujours hors de danger à la première alerte. Cette fille qui promettait de devenir une clinicienne de qualité pouvait aussi entraîner Antoine dans des aventures sulfureuses avec une rare tonicité, la vie avec Laura était un feu d’artifice, une perpétuelle promesse dans laquelle Antoine s’immergeait avec bonheur, passion. Laura était la rive lumineuse de son existence. Parfois, il adorait ces moments de séparation avec elle, si tristes et si prometteurs. Et parfois, comme aujourd’hui, l’éloignement lui pesait, il se sentait terriblement seul. La relation avec Laura avait été d’emblée explosive, à l’image de la jeune femme elle-même, qui ne concevait les rapports amoureux que passionnés, momentanés et hautement révocables. Et puis, cela avait duré, duré, voilà trois ans maintenant qu’ils étaient ensemble. Ils s’étaient retrouvés dans un désir commun de vivre sans enfant, chose rare chez une jeune femme et qui convenait à merveille à Antoine : il n’imaginait pas porter le poids, la responsabilité, la vie d’un enfant, c’était impossible, il paniquait rien que d’y penser. Puis Antoine, qui n’avait de cesse de partir le plus loin possible, avait évoqué son désir de s’engager, à l’issue de ses études, dans l’action humanitaire, à quoi Laura avait songé elle aussi. Leur relation, nouée autour d’une sexualité efflorescente et débridée, s’était encore resserrée autour de ce projet commun. Un jour, Laura avait dit : « Pour l’humanitaire, administrativement, ce serait plus pratique si on était mariés… », phrase prononcée distraitement, comme elle aurait évoqué un produit à ajouter sur la liste des courses, mais qui avait plongé Antoine dans une réflexion nouvelle et avait peu à peu creusé un sillon dans son esprit.