— Elle ne m’en veut pas de mon absence, j’espère…
Cette fois, Antoine ne fut pas embarrassé, il avait envie de Laura, le sexe avait toujours été chez lui un puissant anxiolytique. Sans attendre, il se mit à lui murmurer des choses primaires et impatientes qui bientôt la rendirent muette. Il lui parlait comme s’il avait été couché sur elle et qu’elle fermait les yeux. Puis il s’interrompait et laissait couler de longs silences saturés de désir pendant lesquels il écoutait sa respiration tendue.
— Tu es là ? demanda-t-elle enfin.
Le silence, soudain, n’était plus le même. Antoine n’était plus sur elle, il était ailleurs, elle le sentit.
— Antoine ?
— Oui, je suis là…
Sa voix hurlait le contraire.
Dans la vitrine de M. Lemercier, il avait toujours vu, dans le coin à droite, le portrait de Rémi Desmedt qui jaunissait un peu plus chaque année. La disparition de l’enfant surgissait encore dans les conversations, on ne se résout jamais à un mystère pareil, mais l’appel à témoins avait vieilli, lorsqu’il était tombé, on ne l’avait pas remis, on ne le voyait plus guère qu’à la gendarmerie, au milieu d’une dizaine d’autres venant de différentes régions, et là, chez M. Lemercier.
— Antoine ?
L’avis s’était déplacé. Il n’était plus, comme avant, collé à l’extrémité de la vitrine, il avait été recentré. Et ce n’était plus l’ancien imprimé aux teintes passées, mais un portrait vif, agrandi, actuel.
À côté de l’enfant à la mèche lissée et au T-shirt portant un petit éléphant bleu, on voyait un adolescent qui lui ressemblait étrangement. Un logiciel de morphing avait été chargé d’imaginer Rémi Desmedt à dix-sept ans.
— Antoine !
L’avis ne décrivait plus les vêtements qu’il portait à l’époque et ne mentionnait plus que la date de sa disparition, le jeudi 23 décembre 1999. Antoine voyait dans la vitrine son propre reflet se superposer étrangement au visage de cet adolescent qu’il n’avait pas connu et dont il était seul à savoir qu’il n’existait pas. Ce que chacun à Beauval pouvait espérer, que le petit Rémi soit encore en vie, qu’il ait grandi quelque part en ayant oublié qui il était, était une illusion, un mensonge.
Il pensa à Mme Desmedt. Avait-elle sur son buffet un exemplaire de cet avis ? Regardait-elle chaque matin cet enfant qu’elle aimait sans doute toujours et ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas ? Espérait-elle le voir un jour vivant ou avait-elle renoncé ?
Antoine répondit enfin à Laura, mais le fil était rompu. Il avait repris sa marche, il se sentait nerveux, l’excitation sexuelle avait cédé devant une angoisse diffuse. Oui, je suis là, disait-il à Laura, mais il avait envie de monter en voiture, de s’enfuir.
— Tu rentres quand ? demanda Laura.
— Très vite, après-demain… Demain. Je ne sais pas.
Il aurait voulu dire : tout de suite.
Abandonnant son projet de course, il revint vers la maison, monta dans sa chambre, commença à lire et à prendre des notes, mais cette affiche l’avait mis mal à l’aise, il restait soucieux. Pourtant, il avait beau s’interroger, hormis la découverte du corps, il ne voyait pas quelle menace pouvait maintenant surgir. L’enquête n’avait jamais été officiellement abandonnée, mais personne ne cherchait plus activement Rémi Desmedt. C’était une attitude irrationnelle, mais il avait le sentiment que le danger était incarné par cette ville elle-même et n’existait que lorsqu’il s’en approchait.
Il s’était obligé deux ou trois fois à se rendre du côté de Saint-Eustache. Le lieu restait abandonné, tel que la tempête l’avait laissé douze ans plus tôt ; les arbres, entassés les uns sur les autres, pourrissaient sur place, il était quasiment impossible de rentrer au cœur du bois. Il savait en tant que médecin ce que, dix ans plus tard, devait être la dépouille de Rémi Desmedt…
Et soudainement, avec cette image nouvelle dans la vitrine de M. Lemercier, l’enfant mort reprenait une forme de vie, une actualité aussi fine et présente que dans ses cauchemars. Ce qui avait changé avec les années, et qui attristait Antoine, c’était moins d’être condamné à n’en parler jamais à personne que de constater l’inversion de l’ordre des importances, aujourd’hui l’essentiel n’était plus le petit garçon qu’il avait tué. Tous ses efforts, toute son attention étaient tournés vers lui-même, vers son aspiration à la sécurité, à l’impunité. Il y avait quelque temps qu’il ne s’était pas réveillé en sursaut en voyant se balancer devant lui les petites mains molles de Rémi, qu’il n’avait pas entendu son cri déchirant lorsqu’il l’appelait au secours. Le personnage principal de cette tragédie, ce n’était plus la victime, mais l’assassin.
Il fut bientôt 19 h 30, il ne pouvait pas décemment arriver plus tard encore, il se mit en route.
M. Lemercier fêtait ses soixante ans. C’était la fin juin, il faisait déjà très doux, un temps presque estival. Barbecue dans le jardin, musique, guirlandes, l’attirail habituel, ça sentait la viande grillée, il y avait des petits tonneaux de vin blanc et rouge. On mangeait dans des assiettes en carton qui se pliaient en deux, avec des couteaux qui ne coupaient rien.
À Beauval, la vie se déroulait comme un mouvement d’horlogerie. La ville qui avait été autrefois agitée par une série de drames et de mystères avait retrouvé son cours paisible, quasiment stationnaire, les gens qu’Antoine y avait connus étaient les mêmes dix ans plus tard et en passe d’être remplacés par la génération suivante qui, à quelques détails près, était assez semblable.
— Il a fait les choses très bien, tu ne trouves pas ?
Mme Courtin faisait quelques heures de ménage par semaine chez M. Lemercier, un homme très correct, disait-elle, très convenable. Dans son langage, cela signifiait que, contrairement à M. Kowalski (chez qui elle ne travaillait plus depuis longtemps et dont elle ne parlait jamais), il payait ce qu’il devait en temps et en heure.
Antoine serra des mains, accepta un verre, un second, il mangea une grillade. Il passa, comme sa mère le lui avait recommandé, féliciter et remercier M. Lemercier, etc.
Mme Courtin, sa flûte en plastique à la main, discutait avec Mme Mouchotte. Le mouvement qui l’avait détachée de Bernadette Desmedt l’avait curieusement rapprochée de la mère d’Émilie, cette si jolie femme au visage sévère qui passait toujours la moitié de son temps à l’église et l’autre à son ménage. Lorsque les affaires de l’usine Weiser avaient repris, M. Mouchotte avait été réembauché, mais il avait conservé de cette longue parenthèse de chômage une amertume, une aigreur qui se lisaient sur son visage, rien ne trouvait grâce à ses yeux. M. Weiser, qui avait été à la fois son calvaire lorsqu’il avait dû le licencier et son sauveur le jour où il l’avait réembauché, concentrait la majeure part de sa rancune vis-à-vis d’un monde qui, selon lui, et définitivement, ne tournait pas comme il aurait fallu. Il avait accepté son retour à l’usine Weiser avec un air de satisfaction grave, à la manière d’un homme qui, à l’issue d’une longue période d’injustice, rentrait enfin dans son bon droit. Il avait toujours haï quelqu’un, M. Desmedt longtemps. Maintenant qu’il était mort, M. Weiser avait pris la première place dans l’ordre de ses détestations. Les deux hommes, séparés par la plus longue distance que le jardin de M. Lemercier permettait, se croiseraient toute la soirée sans se voir. Il paraît que, lorsqu’il devait lui donner des ordres à l’usine, M. Weiser ne l’appelait jamais autrement que « monsieur le contremaître ».