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Quant à sa femme, pour Antoine, elle restait un mystère, la contradiction même. Cette grenouille de bénitier nichée dans un corps de mannequin parlait peu, souriait peu, ce qui lui donnait des faux airs de diva, de belle indifférente, dans lesquels Antoine croyait discerner une forme d’hystérie.

— Bonjour, docteur…

— Hé, salut, doc !

Émilie, blonde et souriante, tenait délicatement son verre en plastique comme un fruit. Théo, lui, achevait une saucisse en se léchant les doigts. Antoine ne les avait pas vus depuis longtemps, ça ne s’était pas trouvé. Il embrassa Émilie, Théo s’essuya maladroitement la main dans une serviette en papier puis la lui tendit. Jean déchiré, veste cintrée, chaussures pointues, sa tenue hurlait qu’il n’entendait pas appartenir à cette province, qu’il était d’une autre espèce. Il repartit avec les verres de chacun.

Antoine se sentait emprunté en présence d’Émilie, elle le regardait toujours d’une certaine manière.

— Et je te regarde comment ? demanda-t-elle, intriguée.

Antoine aurait été bien en peine de l’expliquer. Elle paraissait toujours sur le point de lui poser une question. Ou surprise par ce qu’il disait, ce qu’il était.

Avec le temps, Émilie ressemblait de plus en plus à sa mère à qui elle continuait de vouer un attachement passionnel, il n’y avait rien au-dessus. Qu’elle finisse par lui ressembler à ce point n’avait rien d’étonnant. Beauval, c’était un peu ça, une ville où les enfants ressemblaient à leurs parents et attendaient de prendre leur place.

Ils échangèrent quelques propos sur la fête. Antoine lui demanda des nouvelles de sa vie. Elle travaillait au Crédit agricole de Marmont.

— Fiancée, dit-elle en montrant une bague avec gourmandise.

Ah oui, Beauval était aussi une ville où l’on se fiançait encore.

— Théo ? demanda-t-il.

Émilie éclata de rire en mettant aussitôt sa main devant sa bouche.

— Non, dit-elle, avec Théo, certainement pas… !

— Je ne sais pas…, balbutia Antoine, un peu vexé que sa question passe pour aussi ridicule.

Elle exhiba sa bague une nouvelle fois.

— Jérôme est sergent dans l’armée de terre. Il est en poste en Nouvelle-Calédonie mais il attend sa mutation pour la France, c’est pour septembre, on se mariera à ce moment-là.

Antoine se sentit étrangement jaloux, non qu’il y ait un homme dans sa vie, mais que lui n’y soit jamais entré. Même autrefois, au collège, ils n’étaient jamais sortis ensemble, il avait l’impression d’avoir manqué toutes les occasions, de ne pas faire partie des hommes qu’elle trouvait séduisants, seulement de ceux qu’on fréquente parce qu’on les connaît depuis toujours ; il en était vexé lorsqu’il se souvenait combien la petite fille avait hanté ses fantasmes, au début de son adolescence. Il s’était fait des idées folles sur sa blondeur, il rougit.

— Et toi ? demanda-t-elle.

— Pareil… Je dois faire mon stage, terminer l’internat et ensuite on partira… Dans l’humanitaire.

Émilie approuva gravement. L’humanitaire, c’est bien. On lisait sur son visage que c’était un concept vide de sens, juste un mot, mais dont la connotation morale méritait le respect. La conversation était terminée. Quoi se dire ? Il y avait entre eux autant de non-dits que de souvenirs. Ils regardèrent le jardin, la petite assemblée qui criait, riait, le barbecue qui fumait, entendirent la musique qui s’échappait des enceintes placées le long de la maison où on distinguait, sous le crépi repeint, l’ancienne trace marquant le niveau que l’inondation avait autrefois atteint.

Théo revenait avec des verres en plastique, on reprit la conversation à trois, les généralités. Antoine les revit soudain sur le parvis de l’église, le soir de la messe de Noël. Et repensa à cette bagarre lorsque Théo avait répandu ces vilains bruits…

Il avala une gorgée de vin en regardant ailleurs.

À Beauval, il était inévitablement renvoyé à cette fin d’année 1999. Ce qui était arrivé à cette époque appartenait à une autre vie, même Beauval avait tourné la page, mais comme le mystère de la disparition de Rémi Desmedt n’avait jamais été élucidé, les braises sommeillaient que n’importe quel souffle pouvait réveiller ; lorsqu’il se trouvait ainsi entouré de monde, il se sentait menacé, tout était saturé de signes, sujet à interprétations, source d’angoisse…

— Antoine… !

Il mit quelques secondes à reconnaître Valentine, elle avait dû prendre un kilo par année. Elle se retourna, agacée, vers un mioche hurlant, arrête, je t’ai dit ! Avec un geste vif de la main comme si elle tentait de se débarrasser d’une guêpe insistante. Elle avait sur le bras un bébé qui mâchonnait une poignée de chips. Son mari, un beau garçon au physique de bûcheron et aux dents gâtées, vint entourer ses épaules dans un geste de propriétaire.

Antoine continuait de serrer les mains qui se tendaient vers lui, embrassait ici et là. Théo était resté près de lui, comme s’il avait quelque chose à lui dire et qu’il attendait l’occasion. Par-dessus les épaules des uns et des autres, leurs regards se croisaient jusqu’à ce que Théo se penche vers lui.

— Je suis comme toi, ils me font tous chier…

— Non, ça n’est pas ça…

Théo éclata d’un petit rire.

— Arrête… Ils sont tellement cons…

Antoine était gêné par cette attitude. Lui aussi se sentait loin de cet univers, d’une autre espèce, plus moderne, et trouvait cette ville vieille, immobile et étroite, il la haïssait mais il ne la méprisait pas. Théo avait toujours été condescendant, il n’était pas surprenant de le voir considérer aujourd’hui Beauval avec dédain. Il s’apprêtait à créer une start-up dont Antoine ne comprit pas exactement la vocation, il y était question de systèmes experts, de fonctions réseau, le vocabulaire de Théo était émaillé d’expressions anglo-saxonnes auxquelles Antoine ne comprenait rien. Il se contenta de prendre un air pénétré comme ces gens qui maîtrisent mal une langue et qui, fatigués de chercher le sens, se contentent d’approuver. Émilie, qui était revenue près d’eux, n’écoutait pas, une discussion d’hommes, ça ne la concernait pas.

Puis ils furent séparés. Antoine buvait. Un peu trop, il le sentait. D’autant qu’il n’avait jamais tenu l’alcool.

Il l’avait promis à sa mère, il était venu ; il avait aussi prévenu qu’il ne resterait pas, il était temps de partir.

Impossible de saluer tout le monde, il fallait faire preuve d’astuce pour s’éclipser sans vexer personne. Il se resservit du vin pour se donner une contenance, se dirigea vers la haie avec nonchalance, personne ne le fixait, il posa son verre sur une table, sortit, referma la porte du jardin, ouf.

— Tu pars déjà ?

Antoine sursauta.

Émilie fumait une cigarette, assise sur le muret.

— Oui, enfin non…

Elle éclata d’un petit rire vif et clair qu’Antoine avait déjà remarqué tout à l’heure. C’était dans sa manière. À tout bout de champ surgissait ce rire qui, sans excès, l’aurait fait apparaître délicieuse, mais dont le systématisme agaçait. On aurait dit qu’il remplaçait des mots qu’elle ne connaissait pas.

— Tout te fait rire ? demanda-t-il.

Il regretta sa question mais Émilie ne semblait pas en avoir perçu la malice. Elle répondit par un geste vague qui pouvait vouloir dire n’importe quoi.