Antoine poussa un grognement sourd lorsqu’il rencontra la chaleur humide de la jeune femme.
Elle le saisit dans sa main exactement comme elle embrassait, avec une rudesse déterminée, maladroite.
Ils se tortillèrent pour enlever le bas.
Émilie se retourna d’elle-même, les mains sur la balancelle, les jambes largement écartées. Antoine la pénétra aussitôt. Elle se cambra davantage encore pour l’inviter à entrer plus profondément en elle puis elle tourna la tête vers lui pour l’embrasser à nouveau goulûment, la langue tout entière, toujours cette avidité…
Elle poussa un petit couinement animal quand elle le sentit se raidir et jouir en elle… Il ne saurait jamais si elle avait joui, elle aussi.
Ils restèrent ainsi un moment collés l’un à l’autre, sans bien savoir comment faire, craignant même de se regarder, puis ils se mirent à rire. Un reste d’enfance les traversa, l’impression d’avoir joué un bon tour aux adultes, à la vie.
Antoine remonta maladroitement son pantalon, Émilie remit sa culotte en se déhanchant et rabattit sa robe.
Ils étaient debout, ne sachant quoi se dire, avec la hâte de se séparer, d’en finir.
Émilie éclata de son petit rire, serra les genoux, la main sur son bas-ventre à la manière d’une enfant surprise par une envie pressante. Elle roula des yeux et remua la main comme pour l’égoutter, de haut en bas, les doigts écartés, ouille ouille ouille…
Elle déposa un baiser rapide sur les lèvres d’Antoine et fila. Lorsqu’elle fut près d’ouvrir la porte, elle lui en envoya un autre du bout des doigts.
Même la séparation était un échec.
Si la fin de l’enfance n’était pas survenue, dans la vie d’Antoine, lorsqu’il avait fait connaissance avec la mort, quand il avait tué Rémi, c’est à coup sûr de cette nuit-là qu’il l’aurait datée.
Il consulta son téléphone en rentrant.
Laura avait appelé quatre fois sans laisser de message. Il composa son numéro, mais coupa aussitôt. Lui parler, c’est-à-dire lui mentir, aurait été au-dessus de ses forces. Cette fin de soirée avait été une débâcle, il ne parvenait pas à s’expliquer comment les choses avaient pu finir ainsi. Le désir, oui. Tu parles, pour ce qu’il en restait, maintenant, du désir… Il se serait battu.
Il renonça à appeler Laura, il prétexterait… Il verrait bien, il trouverait.
Sa mère lui avait conservé sa chambre, dont elle avait fait changer le papier peint, le mobilier. Son bureau d’écolier, sa chaise, son ancien lit et une grande partie de ce qu’elle contenait avaient été religieusement stockés au sous-sol, mais quelques objets avaient curieusement échappé à la relégation, une mappemonde, un poster de Zidane, un sac à dos, un pot à crayons, un Transformers GI Megatron, un coussin avec le drapeau anglais, une sélection assez étrange dont Antoine n’avait jamais percé la logique.
Il détestait ce décor qui le faisait replonger dans une époque qu’il tenait à distance, mais comme il y venait rarement et que sa mère s’était donné du mal pour arranger cette pièce, il n’avait pas eu le cœur ni l’énergie de tout mettre en carton pour le déposer sur le trottoir comme il en avait envie chaque fois.
Le téléphone vibra. Laura de nouveau, il était près d’une heure du matin. Il se sentait mal dans cette soirée, mal dans cette pièce, mal dans ce lieu, dans sa vie, il n’eut pas le courage de répondre.
Lorsque l’appareil cessa de tourner sur lui-même, Antoine reprit sa respiration, entendit du bruit dans la rue. Sa mère rentrait en compagnie des Mouchotte. Que se serait-il passé si, avec Émilie, ils avaient été surpris en rut contre la balancelle, comme des adolescents ?
Il était maintenant trop tard pour se coucher, faire semblant de dormir. Il prit position devant la table comme s’il était au travail. C’était absurde et humiliant de se prêter à une pareille singerie, mais allez faire autrement.
Mme Courtin avait vu la lumière dans sa chambre, elle monta.
— Tu travailles trop tard, mon grand, il faut dormir !
Les mêmes mots exactement depuis des années, derrière lesquels perçait la fierté d’avoir un fils travailleur, un fils qui réussissait. Elle s’avança, ouvrit les fenêtres pour tirer les volets et s’arrêta, saisie par une pensée.
— Tiens, dis donc, sais-tu qu’ils vont aménager Saint-Eustache ?
Antoine sentit son échine frémir.
— Comment ça, aménager… quoi, aménager… ?
Mme Courtin était retournée à sa fenêtre.
— Eh bien, on a retrouvé les héritiers. La mairie a acheté l’emplacement pour y créer un petit parc d’attractions pour les enfants. Il devrait en venir de toute la région, selon eux, moi je veux bien…
Devant toute nouveauté, toute initiative, Mme Courtin commençait toujours par exprimer le plus grand doute.
— Ils disent qu’ils ont fait des études, que ça va plaire aux familles et que ça va créer des emplois. On verra. Allez, il faut dormir maintenant, Antoine.
— Qui t’a dit ça ? Pour le parc…
— C’est affiché en mairie depuis deux mois, mais qu’est-ce que tu veux, tu n’es jamais là… Alors forcément, tu ne sais pas les choses…
Le lendemain matin, Antoine partit faire son jogging de très bonne heure, il n’avait pas fermé l’œil.
À l’hôtel de ville, dans la vitrine des affichages officiels, il put lire l’annonce de la construction du parc Saint-Eustache, dont les plans pouvaient être consultés en mairie.
Les travaux de déblaiement commenceraient en septembre.
16
Les vacances furent un interminable calvaire. D’une anxiété folle. Il avait réussi ses examens, mais il sortit des épreuves totalement vidé. Il ne voulait plus remettre les pieds à Beauval, c’était irrationnel, il serait bien tôt ou tard tenu d’aller voir sa mère mais il prétexta un long voyage d’été avec Laura qui en fait ne dura pas deux semaines par manque d’argent. L’actualisation de la photo de Rémi Desmedt avait été un choc, mais l’annonce des travaux à Saint-Eustache, elle, présageait une catastrophe dont il était difficile de savoir quand et comment elle surviendrait. Son imaginaire le replongeait dans la pire période de sa vie qui, à elle seule, avait condensé toute son enfance. On allait retrouver le corps. L’enquête serait rouverte. On procéderait de nouveau aux interrogatoires. Il figurait parmi les dernières personnes à avoir vu l’enfant vivant, il serait convoqué. La piste d’un enlèvement par un kidnappeur de passage serait abandonnée, on se concentrerait sur la ville, sur ses habitants, sur les proches, sur les voisins et, inévitablement, la piste conduirait à lui, ce serait la fin. Douze ans plus tard, épuisé par sa propre histoire, il serait incapable de mentir.
Durant cet été-là, Antoine pensa à s’enfuir. Il chercha une destination d’où on ne pourrait l’extrader. Mais il savait au fond de lui qu’il ne le ferait pas, il n’avait ni la carrure ni le tempérament d’un homme capable de vivre une cavale à l’étranger (rien que le mot était incompatible avec ce qu’il était !). Sa vie lui apparut petite, étriquée, il n’était pas un gangster ambitieux, cynique et organisé, juste un assassin ordinaire qui jusqu’ici avait eu de la chance.
Il se résolut à rester, à attendre, et il sombra dans une résignation morose et tourmentée.
Maintenant qu’il était adulte, la prison ne l’effrayait plus, sa terreur, c’était la tourmente : le procès, les journaux, les télévisions, la presse envahissant Beauval, traquant sa mère, les gros titres, les interviews des experts, les commentaires des chroniqueurs judiciaires, les photographes, les déclarations des voisins… Il imaginait Émilie bêtifiant face à un objectif de caméra, elle ne se vanterait pas de ce qu’ils avaient fait ensemble. Le maire tenterait de disculper sa ville, mais en vain : Beauval avait abrité à la fois la victime et l’assassin à quelques dizaines de mètres de distance, on ferait pleurer Mme Desmedt pour la filmer, elle serait accompagnée de Valentine, trois mioches sur les bras, et on reposerait gravement la question, la sempiternelle question : comment peut-on devenir un assassin à douze ans ? Tout le monde adorerait ce fait divers parce que, face à lui, chacun se sentirait merveilleusement normal. La télévision se livrerait à un historique des cas célèbres, remontant aussi loin que le permettraient les archives de la police. Le crime de Beauval exorciserait les velléités de violence de tout un peuple, on pourrait se délecter de placer la faute sous la responsabilité d’un seul, de la satisfaction de voir quelqu’un puni pour une action dont n’importe qui serait capable.