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Il grimperait en quelques minutes au firmament des assassins d’anthologie. Il cesserait d’exister.

Il ne serait plus une personne, Antoine Courtin deviendrait une marque.

Son cerveau entrait en ébullition, remuait des images alarmantes puis Antoine redescendait d’un coup, se rendant compte que depuis une demi-heure il n’avait pas parlé, pas écouté, pas répondu aux questions de Laura.

Ils occupaient un petit logement dans un quartier éloigné de l’université, mais assez proche du CHU.

Autant ils avaient usé et abusé des relations sexuelles pendant les trois années précédentes, autant, depuis le retour d’Antoine en juin dernier, les occasions s’étaient espacées. Laura revenait régulièrement à la charge, Antoine se prêtait alors à quelques jeux au cours desquels sa virilité n’était pas requise. Laura attendait des jours meilleurs avec une pointe d’anxiété et une bonne dose de frustration. Elle n’avait jamais connu Antoine très heureux, c’était un homme secret, silencieux, grave et inquiet, c’est justement ce qu’elle avait aimé chez lui, il était très beau mais la gaieté l’affadissait. Sa gravité procurait à son entourage un sentiment de solidité soudainement démenti par de brusques crises d’angoisse. Et en cette période, son malaise prenait des dimensions inquiétantes. Laura imagina des choses à sa portée, supposa des difficultés familiales. S’interrogeait-il sur sa vocation de médecin ? Et elle déboucha forcément sur cette hypothèse d’autant plus probable qu’elle semblait impossible : Antoine avait une maîtresse.

Pour Laura, être jalouse exigeait un effort, elle n’y arriva pas. En désespoir de cause, elle se rabattit sur l’explication psychologique, somme toute la plus rassurante pour un médecin : à défaut de résoudre le problème, une molécule bien choisie aurait un effet bénéfique.

Laura s’apprêtait à lui en parler lorsqu’elle découvrit, incidemment, qu’Antoine prenait déjà journellement une dose conséquente d’anxiolytique.

Juillet et août passèrent.

Mme Courtin évidemment s’inquiéta qu’Antoine ne soit plus venu la voir depuis la mi-juin. Elle tenait une comptabilité rigoureuse de ses visites et pouvait, de mémoire, en citer les dates précises au cours des cinq années précédentes. Curieusement, elle ne lui en faisait jamais ouvertement le reproche et se contentait de noter qu’il venait peu, comme si son éloignement était entre eux le résultat d’un accord tacite regrettable, mais nécessaire.

Lorsque, plusieurs fois par semaine, son esprit butait sur les travaux du parc d’attractions qui commenceraient prochainement à Saint-Eustache, Antoine était renvoyé à cette dernière journée qu’il avait passée à Beauval, heures terribles et vaines, à la photo de Rémi adolescent, à cette soirée à laquelle il ne serait jamais allé sans l’insistance de sa mère, à ces moments imbéciles avec Émilie.

La manière dont les choses s’étaient passées avec elle restait un mystère. Il avait eu envie de la posséder parce qu’elle était attirante et au nom d’une obsession infantile, il y avait là-dedans un peu de désir et beaucoup de revanche. Mais elle, qu’avait-elle désiré ? Lui ou autre chose ? S’était-elle simplement laissé faire ? Non, elle s’était même montrée active, il se souvenait de sa langue omniprésente, de sa main, de sa manière de se retourner, de se cambrer, et de le fixer dans les yeux à l’instant où il la pénétrait.

À distance, il était toujours aussi partagé concernant cette femme. Il revoyait, indissolublement liées, sa beauté qui, dans son échelle de valeurs, était au plus haut, et la platitude décourageante de sa conversation. Il se souvenait de son enthousiasme puéril lorsqu’elle évoquait ses anciennes photos de classe.

La moindre idée devait lui faire pas mal d’usage parce que Mme Courtin, vers la mi-septembre, lui annonça au téléphone qu’Émilie était venue demander son adresse.

— Pour t’envoyer quelque chose, elle n’a pas dit quoi.

Cette histoire de photos, d’ailleurs, revint le visiter plusieurs fois.

Il s’imagina ouvrant l’enveloppe, découvrant les images, et dans ses rêves, se superposèrent à son propre visage celui de Rémi à six ans, puis à dix-sept, et le résultat de cette fusion, c’était comme des portraits d’enfants morts trop jeunes figés sur des plaques mortuaires.

Il repensa au buffet des Desmedt, à la place du cadre manquant qui semblait attendre et patienter jusqu’à ce que justice se fasse.

Il se promit que lorsque ces photos arriveraient, il les jetterait sans même ouvrir l’enveloppe. Il n’aurait pas à se justifier, il n’avait quasiment pas croisé Émilie à Beauval au cours des années précédentes et comme, par bonheur, il y allait de moins en moins souvent…

On était début novembre.

C’est à ce moment-là qu’Émilie se manifesta, mais pas sous la forme d’une enveloppe de photos, ce qui arriva, ce fut la vraie Émilie en chair et en os, habillée d’une robe imprimée franchement ridicule, mais qui ne parvenait pas à masquer sa beauté. Maquillée, parfumée, coiffée, resplendissante, préparée comme pour un mariage, elle sonna à la porte. Laura ouvrit, bonjour, je suis Émilie, je voudrais voir Antoine.

Pour Laura, ce fut une révélation.

Il n’était pas nécessaire que la visiteuse prononce un mot de plus, Laura s’était retournée, Antoine, c’est pour toi ! Elle avait attrapé sa veste, enfilé ses chaussures. Elle était déjà dehors lorsque Antoine, saisi par cette présence inattendue, voulut réagir, attends, c’était trop tard, Laura était sortie, on entendait son pas nerveux dans l’escalier, Antoine se pencha, cria son nom, vit sa main descendre rapidement le long de la rampe jusqu’au rez-de-chaussée. Il se demanda où elle allait et fut pris d’un brusque accès de jalousie, il se retourna, se souvint de ce qui en était la cause.

Il rentra dans l’appartement très en colère.

Émilie ne semblait pas gênée le moins du monde.

— Je peux m’asseoir ? demanda-t-elle.

Pour justifier sa question, elle ajouta :

— Je suis enceinte.

Antoine blêmit. Émilie évoqua longuement « leur soirée », ce fut une scène très pénible. Elle raconta des retrouvailles émouvantes, un désir entre eux très soudain, quasiment viscéral et, pour sa part, un « plaisir comme elle n’en avait jamais connu »… Elle ne pouvait pas parler pour Antoine, mais moi, sans parler de moi, je n’ai pas dormi une minute depuis ce jour-là, je suis retombée amoureuse de toi dès que je t’ai revu, je suis certaine que j’ai toujours été folle de toi, même si je ne voulais pas me l’avouer, etc. Antoine n’en croyait pas ses oreilles. La situation était tellement stupide qu’il n’aurait pas résisté à l’envie d’en rire s’il n’avait mesuré les conséquences et les sous-entendus de cette démarche…