— C’était juste…
Il s’arrêta, chercha ses mots. En lui le médecin hurlait quelque chose que l’homme ne voulait pas dire. Il dut se faire violence pour demander :
— Mais qui dit que… que c’est avec moi, enfin, tu comprends ce que je veux dire…
Émilie avait préparé son petit couplet. Elle posa son sac à ses pieds, croisa les jambes.
— Je ne peux pas être enceinte de mon… enfin, de Jérôme, il est absent depuis quatre mois.
— Mais tu pourrais être enceinte de quelqu’un d’autre !
— Eh ben c’est ça, traite-moi de putain, pendant que tu y es !
Émilie était scandalisée par cette remarque, elle n’avait visiblement jamais imaginé que cette question puisse se poser. Antoine dut s’excuser :
— Ce n’est pas ce que je…
Il s’arrêta pour compter et fut saisi par le résultat de son calcul : treize semaines s’étaient écoulées depuis ce qu’Émilie continuait d’appeler « notre soirée ».
En clair, l’avortement légal était maintenant impossible.
Tout devenait limpide : elle avait attendu la fin du délai légal pour venir le trouver !
— Oui, Antoine, absolument ! Je ne veux pas avorter, ça ne se fait pas. D’abord mes parents…
— On s’en fout de tes parents !
— Eh bien moi, je ne m’en fous pas et c’est moi qui suis enceinte !
Antoine se demanda à combien elle marchanderait l’issue de cette histoire. Pourrait-il payer ?
— Et c’est toi le père, ajouta-t-elle en baissant les yeux comme elle avait vu faire à la télévision.
— Mais, Émilie, qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai annoncé la rupture à mon… enfin, à Jérôme. Je ne lui ai pas dit toute la vérité, je ne veux pas qu’il se fasse une mauvaise opinion de nous, mais bon.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Elle fronça ses ravissants sourcils blonds, surprise qu’Antoine pose une question aussi bête.
— Je veux que cet enfant vive ! C’est quand même normal, non ? Qu’il ait toutes les chances auxquelles il a droit !
Il ferma les yeux.
— Il faut qu’on se marie, Antoine, mes parents…
Antoine bondit de sa chaise, électrisé, hurlant :
— C’est impossible !
Il lui avait fait peur, elle recula sur sa chaise. Il fallait absolument la convaincre de l’absurdité de cette idée. Il tenta de se calmer, approcha sa chaise, s’installa face à elle, lui prit les mains.
— C’est impossible, Émilie, je ne t’aime pas, je ne peux pas t’épouser !
Il fallait trouver des arguments qu’elle puisse comprendre :
— Je ne saurai pas te rendre heureuse, tu comprends ?
Cet argument laissa Émilie dubitative, elle ne voyait pas très bien ce qu’il voulait dire par là. En fait, elle vivait depuis plus de deux mois avec cette idée qu’Antoine « régulariserait la situation », elle n’avait rien envisagé d’autre.
— On peut encore interrompre cette grossesse, insista Antoine, je vais payer, rassure-toi. Je vais trouver l’argent, je vais trouver une clinique très bien, tu ne crains rien, je t’assure, je vais m’occuper de tout, mais tu dois faire passer cet enfant parce que je ne t’épouserai pas.
— Tu me demandes de commettre un crime !
Émilie avait posé un poing nerveux entre ses seins.
Il y eut un long silence.
Antoine avait commencé à la haïr.
— Tu l’as fait exprès ? demanda-t-il froidement.
— Pourquoi j’aurais fait ça ? Je veux dire, comment j’aurais…
Émilie cherchait à exprimer une idée simple, elle ne savait pas par quel bout l’attraper mais elle avait l’air sincère.
Antoine était anéanti par cette évidence : c’était un accident. Émilie elle-même aurait préféré épouser son sergent-chef, seulement voilà, entre-temps, ils avaient eu « leur soirée » et aussi ratée qu’elle eût été, ce qui s’y était passé était là, Émilie allait avoir un enfant et c’est Antoine qui le lui avait fait.
Il entra en résistance. Il se leva.
— Je suis désolé, Émilie, mais c’est non. Je ne veux pas de cet enfant. Je ne veux pas de toi, je ne veux rien de tout ça. Je trouverai de l’argent, mais je ne veux pas d’enfant, jamais, c’est au-dessus de mes forces, je ne pense pas que tu puisses comprendre.
La jeune femme était maintenant au bord des larmes. Il eut la vision d’Émilie rentrant chez elle avec cette nouvelle. Il imaginait mal qu’elle soit venue sans avoir longuement préparé cette entrevue avec ses parents, avec sa sacro-sainte mère. Il voyait d’ici la tribu Mouchotte au grand complet, le père, raide comme un cierge de Pâques, la mère drapée dans son châle en laine mohair… Comment avaient-ils pu penser qu’Antoine allait céder, épouser leur fille, c’était incroyable.
La situation ne tournait pas dans le sens qu’Émilie avait prévu. Elle se leva à son tour, s’approcha d’Antoine.
Elle passa les mains autour de son cou et, avant qu’il ait eu le temps de réagir, elle avait collé ses lèvres sur les siennes et enfoncé sa langue tout au fond, attendant qu’Antoine en fasse quelque chose (elle-même devait se demander à quoi pouvait servir ce rituel auquel tous les hommes voulaient sacrifier, mais, à défaut de ressentir quoi que ce soit, elle s’y livrait avec foi, et même avec ferveur, mais sans idée, sans projet ni talent).
Antoine tourna la tête, desserra les bras d’Émilie, recula lentement.
La jeune femme se sentit rejetée, elle fondit en larmes. Cette fille en train de pleurer était d’une beauté effarante, Antoine en fut même troublé. Mais mentalement il s’était déjà attaché au poteau pour éviter de céder aux sirènes, il lui suffisait d’imaginer une seconde la vie qu’elle lui proposait pour rassembler une force contre laquelle personne ne pourrait rien. Il posa simplement sa main sur son épaule.
Quelques minutes plus tôt, il la haïssait, maintenant il la plaignait.
Une pensée fugitive le saisit, qui d’autre que les Mouchotte était informé ? Il ne songeait pas à lui, parce qu’à Beauval il n’y retournerait jamais plus, il pensait à sa mère. Tout cela était très triste.
— Tu nous abandonnes… ? demanda Émilie.
Elle avait vraiment le chic pour prononcer des phrases grotesques, où allait-elle les chercher… ? Elle se moucha bruyamment.
— Je ne peux rien faire pour toi, Émilie, je suis désolé. Je m’occuperai de tout : trouver une bonne clinique, payer ce qu’il faudra, personne n’en saura rien, je t’assure. Tu es jeune, je suis certain qu’avec ton Jérôme, vous ferez beaucoup de bébés, avec lui c’est possible, mais pas avec moi. Il va falloir te décider très vite, Émilie… Sinon, je ne pourrai plus rien faire pour toi.
Émilie approuvait de la tête. Elle était venue avec une idée, ça n’avait pas marché. Elle avait dit les phrases qu’elle avait préparées, elle ne voyait plus ce qu’elle pouvait faire d’autre, elle se leva à regret.
Antoine imagina un instant qu’elle ressentait un certain plaisir à vivre une situation qui lui donnait un rôle à jouer : elle était malheureuse, il se passait quelque chose de dramatique dans sa vie, elle était une héroïne, comme à la télévision.