Les conséquences commencent à se faire jour dans l’esprit d’Antoine.
Il s’est relevé et marche de long en large en pleurant, il ne parvient plus à regarder le corps de Rémi. Les poings serrés, l’esprit chauffé à blanc, tous les muscles tendus, il va et vient, que faut-il faire, ses larmes coulent tellement qu’il ne voit plus très bien, il s’essuie d’un revers de manche.
Soudain, une vague d’espoir le submerge, il vient de bouger !
Antoine a envie de prendre la forêt à témoin : il a bougé, là, non ? Vous l’avez vu ? Il se penche.
Mais non, pas le moindre tressaillement, rien.
Sauf l’endroit où le bâton est venu le frapper qui change de couleur, c’est maintenant d’un rouge sombre, une marque large qui enveloppe toute la pommette, qui semble s’agrandir comme une tache de vin sur une nappe.
Il faut en avoir le cœur net, savoir s’il respire. Antoine a assisté à ça une fois, à la télé, on mettait un miroir sous les lèvres de quelqu’un pour voir s’il y avait de la buée. Mais ici, tu parles, un miroir…
Il n’y a rien d’autre à faire : Antoine tente de se concentrer et se penche sur le corps, tend l’oreille vers sa bouche, mais les bruits de la forêt et son cœur qui cogne l’empêchent d’entendre.
Alors, il faut s’y prendre autrement. Antoine écarquille les yeux, avance la main, les doigts largement écartés vers la poitrine de Rémi, son T-shirt Fruits of the Loom. Lorsqu’il entre en contact avec le tissu, Antoine ressent un soulagement : de la chaleur ! Il est vivant ! Sa main se pose alors résolument sur le ventre de l’enfant. Où est le cœur ? Il cherche le sien, pour le localiser. C’est plus haut, plus à gauche, il ne voyait pas ça par là, il imaginait… Et du coup, à force de tâtonner, il en oublie ce qu’il est en train de faire. Ça y est, sa main gauche sent son propre cœur et la droite est au même endroit, sur le torse de Rémi. Sous l’une, ça frappe fort, mais sous l’autre, rien. Il appuie, tâte ici et là, mais non, il plaque les deux mains, bien à plat, rien ne bat. Le cœur est mort.
C’est plus fort que lui, Antoine le gifle. À la volée. Pourquoi t’es mort, hein ? Pourquoi t’es mort ?
La tête de l’enfant dodeline sous les coups. Antoine s’arrête. Qu’est-ce qu’il est en train de faire ! Taper sur Rémi… qui est mort !
Il se relève, anéanti.
Quoi faire, il ne cesse de se poser la même question, sa pensée n’avance pas d’un pouce.
Il reprend ses va-et-vient devant le corps en se tordant les mains, il essuie ses larmes, c’est un torrent sans fin.
Il faut se rendre. À la police. Que va-t-il dire ? J’étais avec Rémi, je l’ai tué d’un coup de bâton ?
Et puis, à qui dire tout ça, la gendarmerie est à Marmont, c’est à huit kilomètres de Beauval… Sa mère va l’apprendre par les gendarmes. Elle en mourra, jamais elle ne supportera d’être la mère d’un assassin. Et son père, comment va-t-il réagir ? Il enverra des colis…
Antoine est en prison. C’est une cellule étroite avec trois garçons plus âgés, connus pour leur violence. Ils ont la tête des personnages d’Oz, il a vu quelques épisodes en cachette, un type s’appelle Vernon Schillinger, terrifiant, il adore les petits jeunes. En prison, Antoine va se retrouver face à quelqu’un comme ça, c’est sûr.
Et qui viendra le voir ? Alors, tout défile, les copains, Émilie, Théo, Kevin, le principal du collège… Et la vision de M. Desmedt s’impose, sa lourde carcasse, son bleu de travail, son visage carré, ses yeux gris !
Non, Antoine n’ira pas en prison, il n’en aura pas le temps, quand il l’apprendra, M. Desmedt va le tuer, c’est sûr, comme il a fait avec son chien, un coup de fusil dans le ventre.
Il regarde sa montre. 14 h 30, midi au soleil. Antoine est en nage.
Il doit prendre une décision, mais quelque chose lui dit que c’est déjà fait : il va rentrer à la maison, ne rien dire, monter dans sa chambre comme s’il n’en était jamais sorti, qui pourra deviner que c’est lui ? On ne s’apercevra pas de la disparition de Rémi avant… Il calcule mentalement, mais tout s’embrouille, il compte sur ses doigts, mais compter quoi ? Combien de temps faudra-t-il pour retrouver Rémi ? Des heures, des jours ? Et puis, Rémi a été vu si souvent avec Antoine et ses copains, ils seront interrogés par la police… Si ça se trouve, en ce moment, ils sont tous ensemble chez Kevin, sur la PlayStation, il ne manque que lui, Antoine, et du coup, tous les regards vont se tourner vers lui.
Non, ce qu’il faut, c’est faire en sorte qu’on ne retrouve pas Rémi.
La vision du sac-poubelle contenant le chien mort lui traverse l’esprit.
S’en débarrasser.
Rémi a disparu, personne ne sait ce qu’il est devenu, voilà, c’est ça la solution, on va le chercher et personne ne va imaginer…
Antoine continue de marcher de long en large près du corps qu’il ne veut plus regarder, ça le panique, ça l’empêche de penser.
Et si Rémi a dit à sa mère qu’il allait rejoindre Antoine à Saint-Eustache ?
On est peut-être déjà à sa recherche, bientôt il va entendre des voix appeler : « Rémi ! Antoine ! »
Antoine sent le piège se refermer sur lui. Les larmes remontent. Il est perdu.
Il faudrait cacher le corps, mais où ? Comment ? S’il n’avait pas détruit la cabane, il y aurait monté Rémi, personne n’aurait été le chercher là-haut. Les corbeaux l’auraient dévoré.
Il est anéanti par la dimension de la catastrophe. Sa vie, en quelques secondes, a changé de direction. Il est un assassin.
Ces deux images ne vont pas ensemble, on ne peut pas avoir douze ans et être un assassin…
Le chagrin qui le submerge est vertigineux.
Et le temps passe, et Antoine ne sait toujours pas quoi faire, à Beauval on doit s’inquiéter maintenant.
L’étang ! On pensera qu’il s’est noyé !
Non, le corps va flotter. Antoine n’a rien pour le faire descendre au fond. Quand on le repêchera, on verra le coup à la tête. Pensera-t-on qu’il est tombé tout seul, qu’il s’est cogné ?
Antoine est totalement perdu.
Le grand hêtre ! Antoine le voit soudain comme s’il était là.
C’est un arbre immense qui s’est couché il y a des années. Un jour, comme ça, sans prévenir, il est tombé à la renverse, comme une vieille personne qui se serait éteinte soudainement, emportant avec lui son socle de racines, une énorme galette de terre haute comme un homme. Il a entraîné d’autres arbres, la ramure fait tout un entrelacs de branches dans lequel ils sont allés jouer quelque temps avec les copains, il y a longtemps, ils ont perdu le goût de cet endroit, on ne sait pas pourquoi… Le hêtre est tombé sur une sorte de terrier, un trou très large, dans lequel, même avant sa chute, on n’avait jamais osé descendre, personne ne sait où ça va, ni même si c’est profond, mais Antoine ne voit que ça comme solution.
Sa décision est prise, il se retourne.
Le visage de Rémi a encore changé, il est gris, l’hématome s’élargit, de plus en plus sombre. Et la bouche est de plus en plus ouverte. Antoine se sent mal. Jamais il n’aura la force d’aller jusque là-bas, à l’autre bout de Saint-Eustache, en temps normal il faut déjà près d’un quart d’heure.
Il ne savait pas qu’il lui restait des larmes. Elles pleuvent, ruissellent, il se mouche dans ses doigts, s’essuie dans les feuilles, s’approche du corps de l’enfant, se penche, saisit ses poignets. Ils sont minces, tièdes, souples, comme de petites bêtes endormies.
En détournant la tête, Antoine commence à le tirer…
Il ne fait pas six mètres avant de rencontrer des obstacles, souches, branchages. Le bois de Saint-Eustache n’appartient plus à personne depuis la nuit des temps, c’est un invraisemblable fouillis de fourrés épais, d’arbres serrés, parfois écroulés les uns sur les autres, de broussailles et de futaies, tirer un corps est impossible, il va falloir le porter.