Antoine prit le temps de s’installer pour la troisième manche de la journée, ranger le matériel, vérifier que tout était en ordre, replacer son portefeuille dans le premier tiroir de son bureau, le seul qu’il fermait à clé, réflexe plus magique que sécuritaire, il aurait suffi d’un coupe-papier à un enfant de dix ans pour en venir à bout en quelques secondes. C’est là qu’il conservait, sans trop savoir pourquoi, la réponse de Laura au courrier qu’il lui avait écrit, d’une traite, Laura (pas mon amour, ne pas lui laisser le moindre espace), je vais te quitter (être simple, clair, définitif), une longue explication concernant Émilie, la femme qu’il avait, en fait, toujours aimée, qu’il avait mise enceinte et qu’il allait épouser, et c’est mieux ainsi, je t’aurais rendue malheureuse, etc. Le genre de lettre idiote, menteuse et prévisible qu’adressent tous les hommes lâches à toutes les femmes qu’ils se décident enfin à quitter.
La réponse de Laura avait été immédiate, une grande feuille de papier blanc portant en haut à gauche : « D’accord. »
Il l’avait pliée, l’avait rangée dans le tiroir et fermé à clé. Et même, avec le temps, il l’avait presque oubliée.
Antoine rédigea un arrêt de travail d’une semaine pour Valentine, puis il reçut M. Kowalski, un homme sec, à la voix très douce, aux gestes lents et précis. Antoine écouta son cœur, fatigué. En prenant sa tension, il jeta un œil sur sa fiche, oui, il se souvenait, M. Kowalski était veuf, il calcula rapidement son âge, soixante-six ans.
— Bon, un virus…
M. Kowalski sourit aimablement, fataliste. Antoine écrivit sa prescription, qu’il commentait toujours, il soulignait toujours les posologies, tâchait d’écrire lisiblement, pas de snobisme.
Il rangea la fiche de son patient, le raccompagna à la porte et lui serra la main.
Déjà M. Fremont se levait et s’avançait lorsque Antoine fut saisi d’une brusque impulsion, il ne prit pas le temps de réfléchir :
— Monsieur Kowalski ?
Tout le monde se tourna vers la porte.
— Euh… vous pouvez revenir un instant ? demanda Antoine.
Il adressa un geste d’excuse à M. Fremont, ça ne sera pas long, si vous permettez…
— Entrez, entrez, disait-il en désignant la chaise que M. Kowalski venait juste de quitter, asseyez-vous un instant.
Et il faisait le tour de son bureau, reprenait sa fiche et la consultait de nouveau.
Andréi Kowalski, né à Gdynia, Pologne, le 26 octobre 1949.
Antoine avait été saisi d’une de ces intuitions si convaincantes qu’elles nous font, sur le coup, l’effet d’une révélation et qui, un instant plus tard, semblent totalement vaines.
Mais M. Kowalski baissa les yeux sur ses genoux et Antoine fut aussitôt convaincu qu’il avait vu juste.
Lui-même resta longuement silencieux, il ne savait pas comment s’y prendre… Parce que la porte qui pouvait s’ouvrir à l’instant, il ignorait ce qu’il y avait derrière. Et il ne savait pas non plus s’il pourrait jamais la refermer. Il avait conservé entre les mains la fiche bristol de son patient. André.
— Il y a quelques années, ma mère est restée quelques jours dans le coma…, commença-t-il sans lever les yeux.
— Je m’en souviens, j’ai pris des nouvelles à cette époque, mais ça va mieux maintenant, je crois… ?
— Oui, bien… À l’hôpital, elle délirait… Elle appelait ses proches, mon père, moi… Je me demande…
— Oui ?
— Je me demande si elle ne vous a pas appelé, vous aussi. C’est Andréi, votre prénom, c’est ça ?
— Andréi, c’est mon nom de baptême. Ici, on dit André…
Antoine faisait peut-être fausse route mais maintenant qu’il avait cette question à l’esprit, il ne pouvait faire autrement que la poser :
— C’est aussi de cette manière que ma mère vous appelait ?
M. Kowalski fixait maintenant Antoine en fronçant les sourcils. Allait-il s’emporter, se lever et sortir, répondre… ?
Il questionna d’une voix douce :
— Où voulez-vous en venir, docteur Courtin ?
Antoine se leva, fit le tour de son bureau et vint s’asseoir à côté de M. Kowalski.
Il l’avait souvent rencontré, souvent regardé à cause de son étonnant physique qui avait toujours suscité, chez lui comme chez bien d’autres, un sentiment de gêne inexplicable, mais maintenant qu’il le détaillait, c’était étrange, il émanait de lui une puissance sereine, celle que l’on attribue volontiers à un père lorsqu’on est un jeune enfant.
Les idées bataillaient dans l’esprit d’Antoine au point qu’il ne savait plus comment avancer dans cette conversation.
Son interlocuteur, lui, ne semblait nullement gêné. Il donnait au contraire l’impression qu’il ne dirait jamais quelque chose qu’il désirait taire.
— Si vous ne voulez pas parler avec moi, dit Antoine, vous êtes libre de vous retirer, monsieur Kowalski, vous n’êtes tenu à rien.
M. Kowalski médita longuement sa décision.
— J’ai pris ma retraite le mois dernier, docteur. J’ai une petite maison dans le Sud…
Il émit un petit rire sec et bref.
— Je dis une maison, c’est pour faire joli, en fait, c’est une caravane, mais enfin… elle est à moi. C’est là que je vais me retirer. Je ne pense pas que nous nous reverrons, docteur. J’avais prévu de… Je n’imaginais pas que vous me demanderiez aujourd’hui, là, comme ça…
Les phrases qu’ils prononçaient étaient fragiles, tendues, elles auraient tenu sur un fil et semblaient prêtes à tomber, à se briser.
— Je vous parle de ma retraite pour dire… que le temps a passé maintenant, tout ça ne compte plus.
— Je comprends.
Antoine posa ses mains sur ses genoux et s’apprêta à se lever.
Mais il en fut empêché.
— J’ai été très intrigué, vous savez, reprit M. Kowalski, quand je vous ai aperçu ce jour de décembre…
Antoine s’arrêta un instant de respirer.
— Je roulais, je traversais la forêt à la lisière de Saint-Eustache, et d’un coup, là, dans mon rétroviseur, je vois ce garçon couper la route en courant, en se cachant, j’ai tout de suite su que c’était vous.
Antoine sentit monter en lui une panique comme il n’en avait plus connu depuis quatre ans qu’il croyait sa vie définitivement à l’abri. Au moment où son existence s’enfonçait dans la routine comme dans des sables mouvants, soudain, tout remontait, la mort de Rémi Desmedt, la traversée du bois de Saint-Eustache avec le corps de l’enfant mort sur les épaules, ses petites mains qui disparaissaient dans le gouffre sous le grand hêtre couché…
Il essuya d’un geste la transpiration sur son front.
Il se revoyait, au retour vers Beauval, blotti dans le fossé, guettant les voitures avant de traverser la route.
— Alors, je me suis arrêté un peu plus loin… Je me suis garé, je suis descendu et je suis allé voir ce qui se passait. Je me demandais si vous aviez besoin d’aide. Bien sûr, je ne vous ai pas trouvé, vous étiez déjà loin.
M. Kowalski était le seul témoin qui aurait pu, à l’époque, orienter l’enquête dans la direction d’Antoine ; il avait été arrêté lui-même, inquiété, jusqu’à la découverte du corps de Rémi, quatre ans plus tôt, et il avait été de nouveau interpellé et interrogé…
— Et vous…, commença Antoine.