Peut-être qu’on lui couvrirait la tête pour ne pas l’humilier. Il passerait devant sa mère, effondrée au rez-de-chaussée, qui répéterait Antoine, Antoine, Antoine… Dans la rue, toute la ville serait rassemblée, il y aurait des cris, des hurlements, salaud, assassin, tueur d’enfant ! Les gendarmes le pousseraient vers la camionnette, mais M. Desmedt surgirait à cet instant, d’un geste il arracherait la veste jetée sur sa tête pour qu’Antoine le voie serrer son fusil à hauteur de la hanche et tirer.
Antoine ressentit une douleur affreuse au ventre, il eut envie de retourner aux toilettes, mais il resta là, agenouillé sur le plancher de sa chambre, terrassé, il venait d’entendre une voix :
— Antoine, tu es là ?
Vite, donner le change.
Il se releva, alla s’asseoir à son bureau.
Déjà, sa mère était là, dans l’encadrement de la porte, inquiète.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Chez Bernadette, il y a tout un remue-ménage !
Il fit une mimique d’impuissance, je ne sais pas.
Mais il avait été interrogé par Mme Desmedt, il ne pouvait pas ignorer ce qui se passait.
— C’est Rémi… On le cherche.
— Ah bon ? Et on ne sait pas où il est ?
C’était bien sa mère, ça.
— Si on le cherche, maman, c’est qu’on ne sait pas où il est, sinon on ne le chercherait pas.
Mais Mme Courtin n’écoutait pas, elle s’était avancée jusqu’à la fenêtre. Antoine se plaça derrière elle.
Il y avait davantage de monde dans le jardin depuis que M. Desmedt était arrivé, ses copains du café, des collègues de chez Weiser. Des nuages d’un gris acier roulaient dans un ciel assombri. Sous cette lumière crépusculaire, ces gens assemblés autour de M. Desmedt apparurent à Antoine comme une meute. Il fut parcouru d’un frisson.
— Tu as froid ? demanda sa mère.
Antoine esquissa un geste d’impatience.
En bas, tous les regards venaient de se tourner vers le maire qui entrait dans le jardin. Mme Courtin ouvrit la fenêtre.
— Attendez, attendez, disait M. Weiser, qui répétait souvent ses mots.
Il avait une main largement ouverte devant la poitrine de M. Desmedt.
— On ne dérange pas les gendarmes comme ça !
— Quoi, comme ça ! hurla M. Desmedt. Parce que mon fils qui a disparu, c’est rien pour vous…
— Disparu, disparu…
— Parce que vous savez où il est, vous ? Un garçon de six ans que personne n’a vu depuis, quoi… (il consulta sa montre, fit son calcul en fronçant les sourcils)… près de trois heures, il a pas disparu, pour vous !
— Bon, où l’a-t-on vu pour la dernière fois, cet enfant ? demanda M. Weiser, qui tentait visiblement d’être constructif.
— Il a fait un bout de chemin avec son père, hein, Roger ? dit Mme Desmedt d’une voix vibrante.
M. Desmedt approuva. Il rentrait chez lui le midi et lorsqu’il repartait à l’usine, il n’était pas rare que Rémi fasse quelques pas avec lui, après quoi l’enfant retournait tranquillement à la maison.
— Et où étiez-vous quand il a fait demi-tour ? interrogea le maire.
On le sentait bien, ça ne plaisait pas trop à M. Desmedt que le directeur de l’usine qui l’employait s’érige ainsi en questionneur. Allait-il maintenant lui donner des ordres sur la manière de tenir sa famille ? Il y avait de la colère à peine retenue dans sa réponse :
— Plutôt que vous, c’est pas les gendarmes qui devraient se mettre au boulot ?
Il faisait une tête de plus que le maire et il s’était approché très près de lui pour le dominer davantage encore. Il parlait d’une voix de stentor et M. Weiser faisait un effort visible pour ne pas céder de terrain. Il en allait de son autorité, de sa dignité. Les femmes s’étaient reculées, les hommes s’étaient rapprochés, il était en quelque sorte cerné : tous étaient ouvriers, pères ou frères d’ouvriers de l’usine de M. Weiser. Cette confrontation inattendue réveillait chez quelques-uns la menace de chômage qui pesait sourdement sur tous. En M. Desmedt, on ne savait plus très bien qui était le plus courroucé, le père de Rémi ou l’ouvrier.
Peu sensible au débat qui opposait M. Desmedt au maire de Beauval, Mme Kernevel avait choisi de prendre l’initiative, elle était rentrée chez elle et elle avait décroché son téléphone.
L’arrivée des gendarmes était plus que Mme Courtin ne pouvait en supporter. Elle se précipita dehors.
D’autres voisins aussi s’étaient approchés, les passants s’étaient arrêtés, les absents avaient été appelés, ceux qui ne pouvaient pas entrer dans le jardin des Desmedt campaient dans la rue, toute cette petite foule grouillait, parlait et s’interpellait, mais les échanges se faisaient à voix basse, on murmurait, le bruissement avait une tonalité grave et préoccupée.
Antoine était obnubilé par la camionnette de la gendarmerie.
Elle passait souvent en ville, on connaissait le visage des gendarmes, ils s’arrêtaient volontiers au café, ne prenaient ostensiblement que des boissons sans alcool et tenaient à payer leurs consommations. Ils intervenaient parfois pour des altercations, la remise de documents officiels ; leur arrivée était toujours un petit événement, on se demandait qui était en cause et si la camionnette ne stoppait pas trop loin, on s’approchait volontiers.
Antoine ne connaissait pas les grades et trouva que le chef était bien jeune. Il se sentit curieusement rassuré.
Les trois gendarmes écartèrent la foule pour pénétrer dans le jardin.
Le chef interrogea brièvement Mme Desmedt. Tandis qu’il écoutait sa réponse en tendant l’oreille, il lui avait saisi le bras et la forçait à rentrer chez elle. M. Desmedt suivait en se retournant vers le maire qui, à son tour, tentait de suivre le groupe.
Puis tout le monde disparut. La porte se ferma.
La petite foule se scinda en plusieurs groupes, par affinités, les ouvriers de chez Weiser, les gens du quartier qui se connaissaient, les parents d’élèves. Personne n’esquissa le moindre mouvement de repli.
Antoine remarqua que l’ambiance avait changé. L’arrivée des forces de l’ordre avait élevé la petite circonstance au rang d’un véritable événement. Il ne s’agissait plus d’un accident isolé, mais de quelque chose qui concernait la collectivité. Antoine le ressentit. Les voix plus tempérées, les interrogations plus anxieuses, tout cela prenait à ses yeux, parce qu’il était concerné, un tour plus menaçant.
Il ferma la fenêtre précipitamment, il devait retourner aux toilettes. Il s’assit sur la cuvette, se plia en deux, mais rien ne venait. Il avait le ventre en bouillie, saisi de spasmes terriblement douloureux. Il plaqua ses bras serrés contre…
Il entendit du bruit… La douleur cessa brutalement, il leva la tête. Il pensa à ce cerf qu’il avait surpris une fois en forêt, dressé sur ses pattes, qui tournait lentement la tête, le museau en l’air, pour essayer d’entendre ce qu’il ne pouvait voir, il avait senti la présence d’Antoine et à l’instant même s’était transformé en une bête traquée, nerveuse, tendue…
Antoine comprit immédiatement que sa mère n’était pas seule, il y avait des bruits de voix, de voix d’hommes. Il se releva et, sans même refermer la ceinture de son jean, fila dans sa chambre.
— Je vais vous le chercher, disait sa mère, qui avait déjà commencé à monter l’escalier.
Antoine recula le plus loin possible de la porte, il fallait prendre une contenance, mais il n’en eut pas le temps.
— Ce sont les gendarmes, dit sa mère en entrant. Ils veulent te parler.