— Bien, fit Mémé.
— Notre couronne à nous, elle avait l’air drôlement moche à côté des autres !
— Comme quoi, hein… ? dit Mémé. Quelqu’un t’a vue ?
— Non, tout le monde était trop occupé, mais… » Magrat s’arrêta et rougit.
« Ben, vas-y, ma fille.
— Juste après ça, un homme s’est approché et m’a pincé les fesses. » Magrat s’empourpra comme une pivoine et se plaqua la main sur la bouche.
« Non ? fit Mémé. Et puis… ?
— Et puis, et puis…
— Oui ?
— Il a dit, il a dit…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit : “Bonjour, chérie, tu fais quoi, ce soir ?” »
Mémé réfléchit un moment, puis demanda : « La vieille Bobonne Plurniche, elle sortait pas beaucoup, pas vrai ?
— C’était sa jambe, vous savez, fit Magrat.
— Mais elle t’a appris à faire la sage-femme et tout ?
— Oh, ça, oui, dit Magrat. Je l’ai fait souvent.
— Mais… – Mémé hésita, elle avançait à tâtons en terrain inconnu. –…elle t’a jamais parlé de… comment dire ?… ce qu’il y a avant.
— Pardon ?
— Tu sais, fit Mémé, un soupçon de désespoir dans la voix. Les hommes, tout ça. »
Magrat paraissait au bord de la panique. « Qu’est-ce qu’ils ont, les hommes ? »
Mémé Ciredutemps s’était livrée à maintes bizarreries dans sa vie, et il lui en coûta beaucoup de ne pas relever le défi. Mais cette fois elle baissa les bras.
« Je crois, dit-elle d’un ton où se sentait son impuissance, que ce serait peut-être une bonne idée que t’aies une petite discussion avec Nounou Ogg un de ces jours. Sans trop tarder. »
Des gloussements rigolards s’échappèrent par la fenêtre derrière elles, un tintement de verres, et une voix fluette qui avait entonné une chanson :
« …avec une girafe, Si tu montes sur un tabouret. Mais le hérisson, lui… »
Mémé n’en écouta pas davantage. « Seulement, pas maintenant », ajouta-t-elle.
La troupe repartit quelques heures avant le coucher du soleil ; les quatre chariots s’éloignèrent en cahotant sur la route qui menait vers les plaines de Sto et les grandes villes. Lancre avait un règlement municipal qui voulait que tous les acteurs, saltimbanques et autres criminels en puissance aient quitté l’enceinte de la ville au coucher du soleil ; personne ne s’en offusquait vraiment parce que la cité n’avait pas d’enceinte à proprement parler, et personne ne se souciait beaucoup qu’on revienne en douce une fois la nuit tombée. Ce qui comptait, c’étaient les apparences.
Les sorcières regardaient la scène depuis la chaumière de Magrat grâce à la vieille boule de cristal verte de Nounou Ogg.
« Il serait temps que t’apprennes comment obtenir le son sur ce truc », marmonna Mémé. Elle lui donna un petit coup et l’image se rida.
« C’était très bizarre, dit Magrat. Dans ces chariots. Les affaires qu’ils avaient ! Des arbres en papier, toutes sortes de costumes et… – elle agita les mains – il y avait une grande peinture d’un pays étranger, avec des temples, des choses comme ça, toute roulée. C’était beau. »
Mémé grogna.
« Moi, j’ai trouvé ça merveilleux, ces gens qui devenaient rois et tout, pas vous ? C’était comme de la magie.
— Magrat Goussedail, qu’est-ce que tu racontes ? C’était que de la peinture et du papier. Tout le monde l’a vu. »
Magrat ouvrit la bouche pour parler, retourna l’argument suivant dans sa tête et referma la bouche.
« Où elle est, Nounou ? demanda-t-elle.
— Dehors, allongée sur la pelouse, répondit Mémé. Elle s’est sentie un peu mal fichue. » Et on entendit une Nounou Ogg mal fichue qui éructait à tue-tête devant la chaumière.
Magrat soupira.
« Vous savez, dit-elle, si on est ses marraines, on aurait dû lui faire trois cadeaux. C’est la tradition.
— De quoi tu parles, ma fille ?
— Trois bonnes sorcières sont censées offrir trois cadeaux au bébé. Vous savez, comme la beauté, la sagesse et le bonheur. » Magrat poursuivit, d’un air provocant : « C’est comme ça qu’on faisait, dans le temps.
— Oh, tu veux dire les chaumières en pain d’épices et tout, fit Mémé pour couper court. Les rouets, les citrouilles, se piquer le doigt sur des épines de rosiers et le reste. Moi, j’ai jamais marché là-dedans. »
Elle astiqua la boule, perdue dans ses pensées.
« Oui, mais… » fit Magrat. Mémé leva les yeux sur elle. C’était ça, Magrat. La tête pleine de citrouilles. Tout le monde serait une marraine fée, pour un peu. Mais une bonne âme, dessous tout ce fatras. Gentille envers les petits animaux à fourrure. Du genre à s’inquiéter des oisillons tombés du nid.
« Écoute, si ça peut te faire plaisir », marmotta-t-elle en se surprenant elle-même. Elle agita vaguement les mains au-dessus de l’image des chariots qui s’éloignaient. « Qu’est-ce qu’il faut… la richesse, la beauté ?
— Ben, l’argent, c’est pas tout, et s’il ressemble à son père, il sera bien assez beau, dit Magrat, soudain sérieuse. La sagesse, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Ça, c’est quelque chose qu’il devra apprendre tout seul, fit Mémé.
— Une vue parfaite ? Une belle voix pour chanter ? » De la pelouse, dehors, parvint celle éraillée mais enflammée de Nounou Ogg qui lançait à la face du ciel nocturne que « Le bourdon d’un mage a un nœud au bout ».
« Pas important, dit Mémé très fort. Faut penser têtologie, t’vois ? Pas s’embêter avec ces histoires de beauté et de richesse. C’est pas important, ça. »
Elle revint à la boule et fit un geste sans grand enthousiasme. « Vaudrait mieux que t’ailles chercher Nounou, alors, vu qu’il faut qu’on soit toutes les trois. »
Magrat aida enfin Nounou à rentrer, puis il fallut lui expliquer l’affaire.
« Trois cadeaux, hein ? dit-elle. J’ai pas fait ces machins-là depuis que j’étais gamine, ça remonte à… À quoi tu joues ? »
Magrat s’affairait dans la pièce, elle allumait des bougies.
« Oh, faut qu’on crée la bonne ambiance magique », expliqua-t-elle. Mémé haussa les épaules mais ne pipa mot, même devant une provocation aussi flagrante. Chaque sorcière faisait sa magie à son idée, et Magrat était chez elle.
« Qu’est-ce qu’on va lui donner, alors ? demanda Nounou.
— On en causait, justement, dit Mémé.
— Moi, j’sais ce qui lui plaira », dit Nounou. Un silence glacial suivit sa proposition.
« J’vois pas à quoi ça lui servirait, ça, finit par rétorquer Magrat. Ça le gênerait plutôt, non ?
— Il nous remerciera plus tard, notez bien ce que j’vous dis, fit Nounou. Mon premier mari, il répétait toujours…
— Faut en général quelque chose d’un peu moins physique, coupa Mémé qui fusilla Nounou Ogg du regard. Pas la peine d’aller tout gâcher, Gytha. Pourquoi il faut toujours que tu…
— Ben, j’peux quand même dire que… » commença Nounou.
Les deux voix baissèrent jusqu’au murmure. Il y eut un long silence tendu.
« Je crois, dit Magrat avec une gaieté crispée, que ce serait peut-être une bonne idée de rentrer toutes les trois dans nos petites chaumières et de faire à notre manière. Vous voyez.
Séparément. La journée a été longue, et on est toutes un peu fatiguées.
— Une bonne idée, approuva d’une voix ferme Mémé qui se leva. Viens, Nounou Ogg, lança-t-elle. La journée a été longue, et on est toutes un peu fatiguées. »