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Magrat les entendit qui se chamaillaient en descendant le sentier sans se presser.

Elle resta là, assise au milieu des bougies de couleur, la main serrée sur une petite bouteille d’encens extrêmement thaumaturgique qu’elle avait fait venir d’un grand magasin de produits magiques tout là-bas à Ankh-Morpork. Depuis, elle n’attendait que l’occasion de s’en servir. Des fois, songeait-elle, ce serait agréable que les gens soient un peu plus gentils…

Elle fixait la boule.

Bon, autant s’y mettre.

« Il se fera facilement des amis », murmura-t-elle. Ça n’était pas grand-chose, elle le savait, mais c’était un talent qu’elle-même n’avait pas, elle n’avait jamais attrapé le coup.

Nounou Ogg, assise en solitaire dans sa cuisine, son énorme matou en boule sur les genoux, se servit son petit verre du soir et, le cerveau embrumé, essaya de se rappeler les paroles du dix-septième couplet de la chanson du Hérisson. Ça parlait de chèvres, ça, elle s’en souvenait, mais les détails ne lui revenaient pas. Le temps érodait la mémoire.

Elle porta un toast à la présence invisible.

« Une sacrée bonne mémoire, voilà ce qu’y lui faut, dit-elle. Il oubliera jamais son texte. »

Quant à Mémé Ciredutemps, emmitouflée dans son châle, elle retournait toute seule chez elle à grandes enjambées par la forêt en pleine nuit et réfléchissait. La journée avait été longue, éprouvante même. Le pire, ç’avait été le théâtre. Tous ces gens qui faisaient semblant d’en être d’autres, les événements qui n’étaient pas vrais, des bouts de paysage à travers lesquels on passait la chaussure… Mémé aimait savoir où elle posait le pied, et elle n’était pas sûre de se trouver du goût pour ce genre d’affaire. Le monde avait l’air de changer tout le temps.

Avant, il ne changeait pas tant que ça. C’était ahurissant.

Elle marchait vite dans le noir, du pas assuré de celle qui est certaine que les bois, par cette nuit humide et ventée, recèlent des choses étranges et terribles et qu’elle en fait partie.

« Qu’il soit donc ce qu’il croit être, dit-elle. C’est tout ce qu’on peut espérer dans ce monde. »

Comme la plupart des gens, les sorcières ne sont pas en synchronisation avec le présent. La différence, c’est qu’elles s’en rendent vaguement compte et qu’elles s’en servent. Elles affectionnent le passé parce qu’une partie d’elles-mêmes y vit encore, et elles voient les ombres que l’avenir projette devant lui.

Mémé sentait comment se présentait l’avenir ; les couteaux y luisaient.

* * *

À cinq heures le lendemain matin, ça commençait déjà. Quatre hommes arrivèrent au galop par les bois près de chez Mémé, attachèrent leurs chevaux hors de portée d’oreille et s’approchèrent avec d’infinies précautions dans la brume.

Le sergent à leur tête n’aimait pas cette mission. C’était un gars du Bélier, et il ne savait pas vraiment comment s’y prendre pour arrêter une sorcière. Ce qu’il savait, en revanche, c’est que l’idée ne plairait pas à la sorcière. Et l’idée ne lui plaisait pas, à lui, que l’idée ne plaise pas à une sorcière.

Ses hommes étaient des Béliérins, eux aussi. Ils le suivaient collés à ses talons, prêts à se baisser derrière lui au premier signe plus suspect qu’un arbre.

La chaumière de Mémé dessinait une forme fongoïde dans la brume. Son jardin d’herbes indiscipliné donnait l’impression d’avoir la bougeotte, même dans l’air immobile. Il y poussait des plantes qu’on ne voyait nulle part ailleurs dans les montagnes, dont on s’échangeait les racines et les graines sur huit mille kilomètres de Disque-monde, et le sergent aurait juré qu’une ou deux fleurs s’étaient tournées vers lui. Il frissonna.

« Et maintenant, chef ?

— On… on se disperse, dit-il. Oui. On se disperse. Voilà ce qu’on fait. »

Ils se déplacèrent prudemment à travers les fougères. Le sergent se tapit derrière une bûche et souffla : « Bon. Très bien. Vous avez compris l’idée générale. Maintenant, on se disperse encore, et cette fois on le fait séparément. »

Les hommes grommelèrent un peu mais disparurent dans la brume. Le sergent leur donna quelques minutes pour prendre position, puis resouffla : « Bon. Maintenant, on… »

Il marqua une pause.

Il se demanda s’il allait oser crier et décida que non.

Il se releva. Il ôta son casque, par politesse, et se glissa dans l’herbe humide jusqu’à la porte de derrière. Il frappa, délicatement.

Après une attente de plusieurs secondes, il se rattacha le casque sur la tête, dit : « Y a personne. La barbe », et voulut repartir.

La porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit très lentement, avec le maximum de grincements. Un couinement aussi profond ne pouvait être dû à la simple négligence ; il exigeait un régime intensif à l’eau chaude pendant plusieurs semaines. Le sergent s’arrêta, puis se retourna tout doucement en s’arrangeant pour bouger aussi peu de muscles que possible.

Il céda à des sentiments contradictoires en constatant que rien ne s’encadrait dans la porte. Pour ce qu’il en savait, les portes ne s’ouvraient pas toutes seules.

Il se racla nerveusement la gorge.

Mémé Ciredutemps, tout près de son oreille, lui dit : « C’est une vilaine toux que vous avez là. Vous avez bien fait de venir me voir. »

Le sergent leva sur elle un regard de gratitude démente. « Argle », répondit-il.

* * *

« Elle a fait quoi ? » dit lord Kasqueth.

Le sergent regardait fixement un point à quelques centimètres à droite du fauteuil du duc.

« Elle m’a offert une tasse de thé, monseigneur, répondit-il.

— Et vos hommes ?

— À eux aussi, monseigneur. »

Le duc se leva de son fauteuil et entoura de son bras les épaules du sergent dont la cotte de mailles commençait à rouiller. Il était de mauvaise humeur. Il avait passé la moitié de la nuit à se laver les mains. Il n’arrêtait pas de se dire que quelque chose lui chuchotait à l’oreille. Au petit-déjeuner, on lui avait servi ses flocons d’avoine trop salés, grillés, avec une pomme dedans, et le cuisinier piquait des crises de nerfs dans sa cuisine. Ça se devinait, que le duc était très contrarié. Il se montrait poli. Le duc appartenait à ce type d’hommes qui se font de plus en plus amènes à mesure que monte leur colère, jusqu’au point où les mots « merci beaucoup » prennent le tranchant d’un couperet de guillotine.

« Sergent, dit-il tout en entraînant l’homme à travers la salle.

— Monseigneur ?

— Je ne suis pas certain de vous avoir donné des ordres clairs, sergent, fit-il, des intonations vipérines dans la voix.

— Monseigneur ?

— Oui, il est possible que je vous aie embrouillé. Je voulais dire : « Amenez-moi une sorcière, enchaînée si nécessaire », mais peut-être ai-je en réalité dit : « Allez prendre une tasse de thé ». Était-ce effectivement le cas ? »

Le sergent plissa le front. Le sarcasme n’était pas encore entré dans sa vie. À sa connaissance, quand il mettait les gens en colère, ça se manifestait par des cris et parfois des volées de bois vert.

« Non, monseigneur, dit-il.

— Je me demande pourquoi, alors, vous n’avez pas fait ce que j’ai demandé ?

— Monseigneur ?

— Elle a dû prononcer des paroles magiques, non ? J’ai entendu parler des sorcières, ajouta le duc qui avait passé la nuit à lire, jusqu’à ce que ses mains bandées tremblent trop, certains des ouvrages les plus intéressants sur la question[3]. J’imagine qu’elle vous a transmis des visions surnaturelles ? Vous a-t-elle soumis à – le duc frémit – des délices mystérieux et des extases interdites, tels que les mortels devraient bannir de leur esprit, à des secrets démoniaques qui vous ont entraîné au plus profond des désirs de l’homme ? »

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3

Ecrits par des mages, lesquels sont célibataires et conçoivent de drôles d’idées vers les quatre heures du matin.