Le duc haussa les épaules. « Elle a sûrement fini dans la rivière, dit-il.
— Et l’enfant ? Il a été remis aux sorcières ? Est-ce qu’elles pratiquent les sacrifices humains ?
— Il semblerait que non », répondit le duc. La duchesse eut l’air vaguement déçue.
« Ces sorcières, reprit le duc. On dirait qu’elles tiennent les gens sous un sortilège.
— Eh bien, à l’évidence…
— Mais pas un sortilège magique. On semble les respecter. Elles font de la médecine et ainsi de suite. C’est plutôt étrange. Apparemment, les montagnards les craignent et en sont fiers en même temps. Ça risque d’être difficile d’agir contre elles.
— Je vais finir par croire, fit la duchesse, sinistre, que sur vous aussi elles ont opéré un charme. »
À vrai dire, le duc était intrigué. Le pouvoir exerce toujours une fascination mystérieuse, ce qui explique pourquoi il avait tout de suite épousé la duchesse. Il regardait fixement le feu.
« Sincèrement, dit la duchesse qui reconnut le sourire mauvais, vous aimez ça, n’est-ce pas ? Le sentiment du danger. Je me souviens, quand nous nous sommes mariés ; l’idée même de se passer la corde au cou… »
Elle claqua des doigts devant les yeux vitreux du duc. Il se redressa.
« Pas du tout ! s’écria-t-il.
— Alors, qu’allez-vous faire ?
— Attendre.
— Attendre ?
— Attendre et aviser. La patience est une vertu. »
Le duc se renfonça dans son fauteuil. Son sourire aurait pu tenir bon mille ans sur un rocher. C’est alors que, sous un œil, un muscle se mit à tressaillir.
Du sang suintait d’entre les bandages de sa main.
Une fois encore, la pleine lune chevaucha les nuages.
Mémé Ciredutemps alla traire et nourrir les chèvres, puis couvrit le feu, tendit un drap sur le miroir et tira son balai de son coin près de la porte. Elle sortit par celle de derrière qu’elle verrouilla et s’en fut accrocher la clé à son clou dans les cabinets.
Ça suffisait bien. Une seule fois dans toute l’histoire de la sorcellerie du Bélier, un voleur s’était introduit par effraction dans la chaumière d’une sorcière. La sorcière en question lui avait infligé la plus terrible des punitions[4].
Mémé s’assit sur le balai et marmotta quelques mots, mais sans grande conviction. Après deux autres essais, elle redescendit, tripatouilla les ligatures et fit une nouvelle tentative. Il y eut en bout de manche un soupçon de scintillement qui s’éteignit rapidement.
« La barbe », lâcha-t-elle à mi-voix.
Elle regarda attentivement autour d’elle, au cas où quelqu’un l’observerait. Mais seul un blaireau en chasse entendit la galopade, sortit la tête d’un buisson et vit Mémé dévaler le sentier, le balai tendu à bout de bras à côté d’elle. La magie finit quand même par embrayer, et la sorcière réussit à l’enfourcher d’un bond en catastrophe avant qu’il ne s’enfonce lourdement dans la nuit, aussi gracieux qu’un canard auquel manquerait une aile.
D’au-dessus des arbres parvint un juron assourdi contre tous les nains mécaniciens.
La plupart des sorcières préfèrent vivre dans des chaumières isolées, bien traditionnelles, aux cheminées tordues et au chaume envahi de mauvaises herbes. Mémé Ciredutemps approuvait ; à quoi bon être une sorcière si on ne met personne au courant ?
Nounou Ogg se fichait pas mal que les gens soient au courant et encore davantage de ce qu’ils pensaient ; elle habitait une chaumière neuve bourrée de colifichets en plein centre de la ville de Lancre et au cœur de son empire personnel. Diverses filles et brus venaient faire la cuisine et le ménage plus ou moins à tour de rôle. La moindre surface plane disparaissait sous les bibelots ramenés par les grands voyageurs de la famille. Fils et petits-fils veillaient à ce que le tas de bûches soit au complet, le toit couvert de bardeaux, la cheminée ramonée ; l’armoire aux boissons était toujours pleine, la blague près de son rocking-chair toujours bourrée de tabac. Au-dessus de l’âtre s’étalait une immense inscription en pyrogravure : MAMAN. Aucun tyran dans toute l’histoire du monde n’avait jamais exercé domination aussi totale.
Nounou Ogg avait aussi un chat, un énorme matou borgne du nom de Gredin qui partageait son temps entre dormir, manger et engendrer la plus prolifique des tribus félines incestueuses. Il ouvrit son œil unique comme une fenêtre jaune sur l’Enfer en entendant le balai de Mémé atterrir tant bien que mal sur la pelouse derrière la chaumière. L’instinct propre à son espèce lui fit reconnaître en Mémé une ennemie irréductible des chats, et il fila discrètement sous une chaise.
Magrat était déjà assise près du feu, l’air compassé.
L’une des quelques règles strictes de la magie interdit à ses adeptes de changer d’apparence sur une longue durée. Une sorte d’inertie morphique s’empare du corps qui peu à peu revient à sa forme originelle. Mais Magrat essayait quand même. Tous les matins elle avait les cheveux longs, épais et blonds, mais tous les soirs elle avait retrouvé ses frisettes tourmentées habituelles. Pour obtenir un meilleur effet elle avait essayé d’y tresser des violettes et des primevères. Ce qui n’avait pas donné tous les résultats escomptés. On avait l’impression qu’un bac à fleurs lui était tombé sur la tête.
« Bonsoir, fit Mémé.
— Bienvenue au clair de lune, répondit poliment Magrat. Heureuse de vous voir. Une étoile brille sur…
— Salut », fit Nounou Ogg. Magrat grimaça.
Mémé s’assit et entreprit de retirer les épingles qui fixaient son grand chapeau à son chignon. L’image de Magrat s’imprima enfin dans son cerveau.
« Magrat ! »
La jeune sorcière sauta en l’air et serra de ses mains osseuses le devant vertueux de sa robe.
« Oui ? chevrota-t-elle.
— Qu’est-ce que t’as sur les genoux ?
— C’est mon démon familier, se défendit-elle.
— Il lui est arrivé quoi, à ton crapaud ?
— Il est parti, marmonna-t-elle. De toutes façons, il était pas très bon. »
Mémé soupira. Depuis quelque temps, Magrat cherchait désespérément un démon familier fiable, et malgré l’amour et l’attention qu’elle leur prodiguait, ils souffraient tous apparemment d’un grave défaut, comme une tendance à mordre, à se faire marcher dessus ou, dans les cas extrêmes, à se métamorphoser.
« Ça fait quinze cette année, dit Mémé. Sans compter le cheval. C’est quoi, celui-là ?
— Un caillou, gloussa Nounou Ogg.
— Ben, au moins, ça fera de l’usage », dit Mémé.
Le caillou tendit une tête et lui lança un regard légèrement narquois.
« C’est une tortue, dit Magrat. Je l’ai achetée dans la vallée, au marché de Montmouton. Elle est très, très vieille et elle connaît plein de secrets, a dit le marchand.
— Je vois qui c’est, fit Mémé. Il vend aussi des poissons rouges qui se décolorent au bout d’un jour ou deux.
— En tout cas, je vais l’appeler Pied-léger, dit Magrat d’un ton vif et provocant. Je peux si j’en ai envie.
— Oui, oui, d’accord, sûrement, fit Mémé. Bon, comment ça va, mes sœurs ? Ça fait deux mois qu’on s’est pas vues.
— Faudrait se voir à chaque nouvelle lune, reprocha Magrat sévèrement. Sans faute.
— C’était le mariage de la dernière à mon Grame, dit Nounou Ogg. J’pouvais pas manquer ça.
— Et moi j’ai passé toute la nuit auprès d’une chèvre malade, s’empressa de se défendre Mémé Ciredutemps.
4
Elle ne fit rien, si ce n’est un petit sourire énigmatique qu’elle lui adressait de temps en temps quand elle le voyait au village. Au bout de trois semaines d’un tel régime, le suspense fut trop insupportable au voleur qui alla se pendre ; plus exactement, il alla se pendre ailleurs, à l’autre bout du continent où il s’amenda, et ne revint jamais chez lui.