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« D’accord, disait-il, et les Fiancées du roi ?

— L’année dernière, fit la voix de Hwel.

— Bon, d’accord. On va leur donner Mallo, le tyran de Klatch, décida Vitoller, et son larynx changea en souplesse de registre pour émettre un grondement capable de faire vibrer les fenêtres à travers n’importe quelle grand-place : Dans le sang je suis venu, Et par le sang je règne, Que nul n’ose défier ces murs de sang…

— On l’a fait l’année d’avant, dit tranquillement Hwel. Et puis les gens en ont marre des rois. Ils veulent rigoler un peu.

— Ils n’ont pas marre de mes rois, à moi, fit Vitoller. Mon cher ami, les gens ne viennent pas au théâtre pour rigoler, ils viennent pour connaître des Émotions, pour Apprendre, pour s’Émerveiller…

— Pour rigoler, le coupa Hwel tout net. Jette un coup d’œil à celle-là. »

Tomjan entendit un froissement de papier et un grincement d’osier tandis que Vitoller s’asseyait de tout son poids sur une panière d’accessoires.

« Une espèce de mage, lut l’acteur. Ou Comme vous voudrez. »

Hwel étendit les jambes sous la table et délogea Tomjan. Il ramena le gamin par une oreille.

« Ça parle de quoi ? fit Vitoller. De mages ? De démons ? De lutins ? De marchands ?

— Je suis assez content de la scène IV de l’acte II, dit Hwel qui propulsa le bambin vers la malle d’accessoires. Deux serviteurs qui font une vaisselle comique.

— Des scènes de lit de mort ? demanda Vitoller avec espoir.

— No-on, répondit Hwel. Mais je peux te faire un monologue humoristique dans l’acte III.

— Un monologue humoristique !

— D’accord, il y a de la place pour un soliloque dans le dernier acte, s’empressa de proposer Hwel. J’en écris un ce soir, pas de problème.

— Et un assassinat au poignard, dit Vitoller en se mettant debout. Bien lâche. Ça fait toujours son petit effet. »

Il s’en fut à grands pas diriger le montage de la scène.

Hwel soupira et saisit sa plume d’oie. Quelque part derrière les murs en toile de sac il y avait la ville de Chienbattu, qui s’était, on ne savait comment, laissé bâtir dans une cuvette perchée entre les parois presque à pic d’un canyon. Il ne manquait pas de terrains plats dans les montagnes du Bélier. L’ennui, c’est qu’ils étaient pour la plupart à la verticale.

Hwel ne les aimait pas, les montagnes du Bélier, sentiment plutôt curieux parce que c’était traditionnellement le pays des nains et que lui-même l’était, nain. À vrai dire, sa tribu l’avait banni des années auparavant, non seulement pour sa claustrophobie, mais surtout à cause de son penchant à rêvasser. Le roi nain local jugeait pareil talent superflu chez quiconque doit manier une pioche sans oublier où elle doit tomber, aussi avait-on offert à Hwel un petit sac d’or, les vœux sincères de la communauté et un congé définitif.

Il se trouvait qu’à la même époque la troupe de Vitoller passait par là, et le nain s’était fendu d’une piécette de cuivre pour voir jouer le Dragon des plaines. Il avait suivi la représentation sans qu’un muscle ne bouge sur sa figure, était rentré dans sa chambre meublée et au matin avait frappé au chariot de Vitoller pour lui présenter le premier jet du Roi sous la montagne. Franchement, ça n’était pas très bon, mais Vitoller avait eu assez de flair pour deviner sous le crâne rond et hirsute une imagination capable d’enfourcher le monde ; aussi, lorsque la troupe ambulante s’était remise en marche, avait-on vu un nouveau membre courir pour ne pas se laisser distancer…

Des particules d’inspiration brute pleuvent sans cesse à travers l’univers comme de la neige fondue. De temps en temps l’une d’elles touche un esprit réceptif qui invente alors l’ADN, la forme sonate pour flûte ou un procédé afin que les ampoules électriques s’usent deux fois plus vite. Mais elles ratent généralement leur but. La plupart des gens passent leur existence sans qu’une seule même ne les atteigne.

Certains ont encore moins de chance. Ils les reçoivent toutes.

C’était le cas de Hwel. Des inspirations dont le nombre aurait alimenté une histoire complète des arts du spectacle pleuvaient à jet continu dans un crâne petit et lourd destiné par l’évolution à ne rien offrir de plus remarquable que sa résistance étonnante aux coups de hache.

Il lécha sa plume d’oie et fit d’un œil timide le tour du campement. Personne ne le regardait. Il souleva délicatement le Mage et ramena un autre paquet de feuilles de papier.

Il ne s’agissait pas d’une œuvre alimentaire de plus. Chaque page était souillée de sueur et les mots eux-mêmes, des gribouillages, couvraient le manuscrit dans un entrelacs de pâtés, de ratures et de renvois griffonnés en pattes de mouche. Hwel le contempla un instant, perdu dans un monde où il se trouvait seul avec la page blanche suivante et les clameurs, les hurlements qui hantaient ses rêves.

Il se mit à écrire.

Libéré de la surveillance jamais trop vigilante de Hwel, Tomjan repoussa le couvercle de la banne d’accessoires et, à la manière méthodique des tout petits, entreprit de déballer les couronnes.

Le nain tirait la langue tandis qu’il faisait courir la plume vagabonde sur la page mouchetée d’encre. Il avait trouvé où caser les amants maudits par le sort, les fossoyeurs comiques et le roi bossu. C’étaient les chats et les patins à roulettes qui lui donnaient pour l’heure du souci…

Un gazouillis lui fit lever la tête.

« Par pitié, petit, dit-il. Elle te va mal. Remets-la où tu l’as trouvée. »

* * *

Le Disque plongea dans l’hiver.

On ne peut pas décrire l’hiver dans les montagnes du Bélier comme un pays magique tout gelé où le moindre rameau se festonne délicatement de glace. L’hiver dans les montagnes du Bélier ne fait pas dans la dentelle ; c’est une porte ouverte sur le froid primordial d’avant la création du monde. L’hiver dans les montagnes du Bélier, ce sont plusieurs mètres de neige, des forêts réduites à un labyrinthe de tunnels verts et sombres sous les congères. L’hiver signifie l’arrivée du vent flemmard qui ne s’embête pas à souffler autour des gens mais carrément au travers. L’idée que l’hiver puisse passer pour agréable ne viendrait jamais aux habitants du Bélier, qui disposent de dix-huit mots différents pour désigner la neige[5].

Le fantôme du roi Vérence rôdait sur les remparts, affamé, démuni ; il contemplait ses chères forêts au loin et attendait sa chance.

C’était un hiver de mauvais augure. La nuit, des comètes scintillaient dans le ciel glacé. Le jour, des nuages aux formes de baleines et de dragons, saisissantes de vérité, survolaient le pays. Dans le village de Dodâne, une chatte avait donné naissance à un chaton bicéphale, mais vu que Gredin, à force de payer de sa personne, était l’ancêtre de tous les mâles des trente dernières générations, ça n’avait sans doute rien d’extraordinaire.

Pourtant, à Trou-d’Ucques, un jeune coq avait pondu un œuf ; il avait dû endurer quelques questions personnelles très embarrassantes. Dans la ville de Lancre, un homme jurait avoir rencontré un homme qui avait vu de ses propres yeux un arbre se lever et marcher. On avait essuyé une averse aussi brève que brutale de crevettes. Des lumières étranges s’allumaient dans le ciel. Les oies marchaient à reculons. Au-dessus de tout ça flamboyaient les grands rideaux de feu gelé qu’étaient les Aurorae Coriolis, les lumières du Moyeu, dont les teintes glaciales illuminaient et coloraient les neiges nocturnes.

Il n’y avait rien d’inhabituel dans tout ça. Les montagnes du Bélier, qui se tiennent pour ainsi dire sur l’immense onde magique stagnante du Disque comme une barre de fer innocemment lâchée en travers de deux rails de métro, les montagnes du Bélier, donc, sont tellement saturées de magie qu’elles en libèrent en permanence dans le voisinage. Les autochtones se réveillent fréquemment au milieu de la nuit, marmonnent : « Ah, encore un de ces fichus mauvais présages », et replongent dans le sommeil.

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