« Foi de fou, noncle… commença le fou.
— Elles dirigent le pays, non ?
— Non, monseigneur, elles n’ont jamais…
— Qui t’a demandé ton avis ? »
Le fou tremblait de peur en anti-phase parfaite avec le château, si bien que lui seul avait l’air complètement stable.
« Euh, c’est vous, monseigneur, chevrota-t-il.
— Tu oses discuter avec moi ?
— Non, monseigneur !
— C’est bien ce que je pensais. Tu es de mèche avec elles, je suppose ?
— Monseigneur ! fit le fou, sincèrement scandalisé.
— Vous êtes tous de mèche, vous, le peuple ! grogna le duc. Vous tous ! Vous n’êtes qu’une bande d’émeutiers ! »
Il rejeta le fou et ouvrit d’une poussée les fenêtres toutes grandes pour sortir d’un pas décidé dans le froid glacial de la nuit. Il embrassa d’un regard noir le royaume endormi.
« Vous m’entendez, vous autres ? hurla-t-il. Je suis le roi ! »
Le tremblement cessa, surprenant le duc en déséquilibre. Il se ressaisit aussitôt puis épousseta la poudre de plâtre de sa chemise de nuit. « Bon, voilà », dit-il.
Mais c’était pire. Maintenant la forêt écoutait. Ses paroles disparaissaient dans un grand vide de silence.
Il y avait quelque chose là-bas. Il le sentait. C’était assez fort pour ébranler le château, et à présent ça l’observait, ça l’écoutait.
Le duc recula, tout doucement, tâtonna derrière lui à la recherche du loqueteau de la fenêtre. Il passa tout aussi doucement dans la chambre, referma les croisées et se dépêcha de tirer les rideaux.
« Je suis le roi », répéta-t-il d’une voix calme. Il regarda le fou, qui sentit qu’on attendait quelque chose de lui.
C’est mon seigneur et maître, songea-t-il. Il m’a donné l’hospitalité, ou ce qui en tient lieu. On m’a appris à l’école de la Guilde qu’un fou doit rester fidèle à son maître jusqu’au bout, même après que tous les autres l’ont abandonné. Le bien ou le mal, ça n’a rien à voir là-dedans. Tous les chefs ont besoin de leur fou. Rien ne compte que la loyauté. Voilà. Même s’il a visiblement une araignée dans le plafond, je suis son fou jusqu’à ce que la mort nous sépare.
À sa grande horreur il s’aperçut que le duc pleurait.
Le fou farfouilla dans sa manche et sortit un mouchoir rouge et jaune plutôt douteux, brodé de clochettes. Le duc le prit avec un air pathétique de gratitude et se moucha. Puis il l’écarta de sa personne et le considéra avec une méfiance démente.
« C’est une dague que je vois devant moi ? marmonna-t-il.
— Hum. Non, monseigneur. C’est mon mouchoir, vous voyez. On remarque une certaine différence, si on regarde de près. Il y a moins de bords tranchants.
— Bon fou », fit distraitement le duc.
Complètement dingue, songea le fou. Il lui manque plusieurs cases pour faire un échiquier. Tellement tordu qu’on pourrait s’en servir pour déboucher du vin.
« Agenouille-toi près de moi, mon fou. »
Le fou s’exécuta. Le duc lui posa un bandage souillé sur l’épaule.
« Es-tu loyal, fou ? demanda-t-il. Es-tu digne de confiance ?
— J’ai juré de suivre monseigneur jusqu’à la mort », coassa l’agenouillé.
Le duc avança sa figure démente tout près du fou qui leva la tête pour plonger son regard dans deux yeux injectés de sang.
« Je ne voulais pas, souffla-t-il d’un air de conspirateur. On m’a forcé. Je ne voulais pas… »
La porte s’ouvrit. La duchesse s’y encadra. À vrai dire, elle avait quasiment la même forme.
« Léonal ! » aboya-t-elle.
Ce qui se passa dans les yeux du duc fascina le fou. La flamme rouge de démence disparut, aspirée à l’intérieur, et céda la place au regard bleu et dur qu’il avait appris à reconnaître. Ce qui ne voulait pas dire, comprit-il, que le duc était moins dément pour autant. Même la froideur de sa santé mentale relevait d’une certaine façon de la démence. Le duc avait un esprit comme une pendule et, comme une pendule, il faisait aussi souvent toc-toc que tic-tac.
Lord Kasqueth releva tranquillement la tête.
« Oui, ma chère ?
— Que veut dire tout ceci ?
— Les sorcières, j’imagine.
— Franchement, je ne crois pas… » commença le fou. Le regard fulminant de lady Kasqueth ne le réduisit pas seulement au silence, il le cloua au mur.
« C’est l’évidence même, dit-elle. Tu es un idiot.
— Un fou, madame.
— Aussi, ajouta-t-elle avant de se tourner vers son époux. Alors, fit-elle, un sourire sardonique aux lèvres, elles continuent de vous défier ? »
Le duc haussa les épaules. « Comment lutter contre de la magie ?
— Avec des mots », répliqua sans réfléchir le fou qui le regretta aussitôt. Les deux autres le regardaient fixement.
« Quoi ? » fit la duchesse.
De gêne, le fou lâcha sa mandoline.
« A… à la Guilde, dit-il, on apprenait que les mots peuvent être plus puissants même que la magie.
— Clown ! cracha le duc. Les mots ne sont que des mots. De petites syllabes de rien du tout. Bâtons et cailloux peuvent briser le cou… – il marqua une pause, le temps de savourer sa pensée – mais il n’est de mal à craindre des mots.
— Monseigneur, certains mots peuvent faire mal. Menteur ! Usurpateur ! Assassin ! »
Le duc sursauta en arrière et agrippa les bras du trône en grimaçant.
« Ces mots n’ont aucune vérité, s’empressa de dire le fou. Mais ils peuvent se répandre comme un feu sous la cendre, puis éclater au grand jour pour brûler…
— C’est vrai ! C’est vrai ! s’écria le duc. Je les entends, tout le temps ! » Il se pencha en avant. « Ce sont les sorcières, siffla-t-il.
— Alors, alors, alors on peut les combattre avec d’autres mots, dit le fou. Les mots sont capables de combattre même les sorcières.
— Quels mots ? » demanda la duchesse, l’air songeur.
Le fou haussa les épaules. « Vieille bique. Mauvais œil. Pochetée. »
La duchesse leva un sourcil épais.
« Tu n’es pas complètement idiot, n’est-ce pas ? Tu fais allusion à la rumeur.
— Tout juste, madame. » Le fou roula des yeux. Dans quoi s’était-il embarqué ?
« Ce sont les sorcières, murmura le duc à personne en particulier. Il faut mettre le monde en garde contre les sorcières. Elles sont mauvaises. Elles le font revenir, le sang. Même le papier de verre ne donne rien. »
Il y eut un autre tremblement tandis que Mémé enfilait en hâte les sentiers étroits et gelés de la forêt. Un paquet de neige glissa d’une branche et se déversa en pluie sur son chapeau. Ça n’était pas bien, elle en avait conscience. Il ne s’agissait pas du… elle ne savait trop quoi, mais on n’avait jamais entendu parler d’une sorcière qui serait sortie en pleine nuit du Porcher. C’était contre toute tradition. Nul ne savait pourquoi, mais là n’était pas la question.
Elle émergea sur la lande et s’enfonça d’un pas lourd dans la bruyère cassante comme du verre dont le vent avait balayé la neige. Un croissant de lune stationnait au-dessus de l’horizon, et sa lueur pâle éclairait les montagnes qui dominaient la vieille femme. Ici, on entrait dans un autre univers, et peu d’audacieux, sorcières comprises, s’y aventuraient ; c’était un vestige de paysage, abandonné dès la naissance gelée du monde, composé de glace verte, de crêtes acérées, de vallées profondes et secrètes. Un paysage en aucun cas destiné aux humains, non pas hostile, pas plus que ne l’est une brique ou un nuage, mais terriblement, terriblement indifférent.
Sauf que cette fois, il surveillait Mémé. Un esprit autre que tous ceux qu’elle avait connus jusque-là lui portait une grande attention. Elle leva un regard noir sur les pentes glacées, s’attendant presque à voir une ombre montagneuse se déplacer sur fond d’étoiles.