— Pas question de danser, avait prévenu Mémé. J’suis contre les danses. Contre les chansons aussi, et contre ces histoires de se mettre dans tous ses états ou de faire les imbéciles avec des onguents et des machins.
— Ça te fait du bien de sortir », avait dit joyeusement Nounou.
Malgré sa déception de ne pas pouvoir danser, Magrat se sentait soulagée d’avoir gardé pour elle une ou deux autres idées qui lui trottaient en tête. Elle farfouilla dans le paquet qu’elle avait apporté. C’était son premier sabbat, et elle tenait à faire les choses bien.
« Qui veut un pain au lait ? » proposa-t-elle.
Mémé regarda fixement le sien avant de mordre dedans. Magrat avait cuit des motifs de chauves-souris dessus. Leurs petits yeux, c’étaient des cassis.
Le carrosse fonça à travers les arbres en lisière de forêt, roula quelques secondes sur deux roues lorsqu’il heurta une pierre, se redressa contre toutes les lois de l’équilibre et reprit sa course grondante. Mais il allait moins vite à présent. La pente le ralentissait.
Le cocher, debout à la façon d’un conducteur de char, repoussa les cheveux qui le gênaient et fouilla l’obscurité des yeux. Personne ne vivait dans ce coin, en plein cœur du Bélier, mais une lumière brillait plus loin. Le ciel soit loué, il y avait une lumière là-bas.
Une flèche se ficha dans le toit du carrosse derrière lui.
Pendant ce temps, le roi Vérence, monarque de Lancre, faisait une découverte.
Comme la plupart des gens – en tout cas ceux en dessous de la soixantaine –, Vérence n’avait pas beaucoup réfléchi à ce qui arrivait lorsqu’on mourait. Comme la plupart des gens depuis l’aube des temps, il présumait que tout ça devait finir par s’arranger.
Et, comme la plupart des gens depuis l’aube des temps, voilà qu’il était mort.
Pour tout dire, il gisait au pied d’un escalier de son château de Lancre, une dague dans le dos.
Il se redressa en position assise et s’étonna : l’homme qui de son avis ne pouvait être que lui-même s’asseyait, mais la chose qui ressemblait fort à son corps restait couchée par terre.
Plutôt pas mal, le corps, soit dit en passant, maintenant qu’il le voyait de l’extérieur pour la première fois. S’il avait toujours eu un certain attachement pour lui, apparemment ce n’était plus le cas, il devait le reconnaître.
Un corps solidement bâti, tout en muscles. Le roi en avait pris soin. Il l’avait pourvu d’une moustache et de longs cheveux bouclés. Il avait veillé à lui donner beaucoup d’exercice en plein air et quantité de viande rouge. Et voilà qu’au moment où il aurait pu lui servir, ledit corps le laissait tomber. Ou plutôt le flanquait dehors.
Pour couronner le tout, le roi devait s’accommoder de la grande silhouette décharnée debout près de lui. Une robe noire à capuchon la dissimulait presque entièrement, mais le bras qui émergeait des plis pour agripper une faux imposante était fait d’os.
Quand on est mort, il est des choses qu’on reconnaît d’instinct.
« BONJOUR. »
Vérence se releva de toute sa hauteur, ou de ce qui l’aurait été si cette part de lui-même à laquelle on aurait pu appliquer le mot « hauteur » ne gisait pas, raide, par terre, face à un avenir où le mot « profondeur » convenait mieux.
« Je suis roi, moi, attention, fit-il.
— VOUS ÊTIEZ, VOTRE MAJESTE.
— Comment ? aboya Vérence.
— J’AI DIT : ÊTIEZ. ON APPELLE ÇA L’IMPARFAIT. VOUS ALLEZ VITE VOUS HABITUER. »
La haute silhouette tapota de ses doigts calcaires le manche de la faux. Visiblement, quelque chose la contrariait.
À ce compte-là, songea Vérence, moi aussi. Mais les divers signaux en clair que lui transmettait sa situation présente forçaient le passage même à travers la bêtise folle et téméraire qui composait l’essentiel de sa personnalité, et il comprenait que, dans l’espèce de royaume où il se trouvait désormais, ce n’était pas lui le roi.
« Êtes-vous la Mort, l’ami ? hasarda-t-il.
— J’AI BEAUCOUP DE NOMS.
— Lequel portez-vous en ce moment ? » demanda Vérence, un brin plus respectueux. Des gens leur grouillaient autour ; à vrai dire, certains leur grouillaient à travers, comme des fantômes.
« Oh, alors c’était Kasqueth », ajouta distraitement le roi en avisant l’individu qui se tapissait avec un plaisir obscène en haut de l’escalier. Mon père me disait de ne jamais lui tourner le dos. Pourquoi je ne suis pas en colère ?
— LES GLANDES, lâcha la Mort. L’ADRÉNALINE, TOUT ÇA. ET LES ÉMOTIONS. VOUS N’EN AVEZ PLUS. TOUT CE QUI VOUS RESTE DÉSORMAIS, C’EST LA PENSÉE. »
La grande silhouette parut prendre une décision.
« C’EST TRÈS IRRÉGULIER, poursuivit-elle comme pour elle-même. MAIS QUI SUIS-JE POUR DISCUTER ?
— Oui, qui ?
— QUOI ?
— J’ai dit : oui, qui ?
— LA FERME. »
La Mort, le crâne penché, paraissait écouter une voix intérieure. Son capuchon retomba, et feu le roi remarqua que la Mort avait tout du squelette poli à un détail près. Ses orbites luisaient d’un bleu céleste. Vérence n’avait pas peur, pourtant ; non seulement parce qu’on a difficilement peur quand les éléments dont on a besoin pour ce faire se rigidifient dans le voisinage, mais aussi parce qu’il n’avait jamais vraiment craint quoi que ce soit de son vivant et qu’il n’allait pas commencer maintenant. Deux explications à ça : d’abord il manquait d’imagination, ensuite il comptait parmi ces rares individus parfaitement en phase dans le temps.
Ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens. Ils vivent leur vie comme une sorte de flou temporel autour du point qu’ils occupent physiquement ; ils anticipent l’avenir ou s’accrochent au passé. D’ordinaire, ils se soucient tellement de ce qui va leur arriver après que le seul moment où ils découvrent ce qui leur arrive maintenant, c’est quand ils y repensent. La plupart des gens sont comme ça. Ils apprennent la peur parce qu’ils peuvent effectivement affirmer, au niveau du subconscient, ce qui va leur arriver après. Ils le vivent déjà.
Mais Vérence, lui, n’avait jamais vécu que pour le présent. Jusqu’à ce jour, en tout cas.
La Mort soupira.
« J’IMAGINE QUE PERSONNE NE VOUS A RIEN DIT, hasarda-t-il.
— Pardon ?
— PAS DE PRESSENTIMENTS ? DE RÊVES BIZARRES ? PAS DE VIEUX DEVINS FOUS QUI VOUS ONT CRIÉ QUELQUE CHOSE DANS LA RUE ?
— À quel sujet ? Mon assassinat ?
— NON, J’IMAGINE QUE NON. CE SERAIT TROP DEMANDER, fit la Mort avec amertume. ON ME LAISSE TOUT LE BOULOT.
— Qui ça ? demanda Vérence, dérouté.
— LE SORT. LE DESTIN. TOUS LES AUTRES. » La Mort posa une main sur l’épaule du roi. « POUR TOUT DIRE, J’EN AI PEUR, VOUS ALLEZ DEVENIR UN FANTÔME.
— Oh. » Il baissa les yeux sur son… corps, qui avait l’air parfaitement solide. Puis quelqu’un lui passa au travers.
« NE VOUS RENDEZ PAS MALADE POUR ÇA. »
Vérence regarda son cadavre raidi qu’on transportait respectueusement hors de la salle.
« Je vais tâcher, dit-il.
— C’EST BIEN.
— Mais je ne me sens pas d’attaque pour toutes ces histoires de draps blancs et de chaînes. Est-ce qu’il faudra que je me promène en gémissant et en criant ? »
La Mort haussa les épaules. « VOUS EN AVEZ ENVIE ? fit-il.
— Non.
— ALORS JE NE M’EMBÊTERAIS PAS AVEC ÇA, SI J’ÉTAIS VOUS. » La Mort sortit un sablier des replis de sa robe noire et l’examina attentivement.