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En été, elle y mettait la bière au frais.

« Faudra faire avec. Je crois qu’on devrait peut-être se tenir les mains, dit-elle. Et toi, Magrat, vérifie que la porte est fermée.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? » demanda Mémé. Comme on était sur le territoire de Nounou, le choix lui appartenait entièrement.

« Moi, je dis toujours qu’avec une bonne Invocation, on peut pas se tromper, répondit Nounou. Ça fait des années que j’ai pas essayé. »

Mémé se renfrogna. Magrat objecta : « Oh, mais c’est pas possible. Pas ici. Il faut un chaudron et une épée magique. Et puis un octogramme. Des épices et tout un tas de trucs. »

Nounou et Mémé échangèrent un regard.

« C’est pas d’sa faute, fit Mémé. C’est tous ces gris-noirs qu’elle a achetés. » Elle se tourna vers Magrat. « On a pas besoin de tout ça, dit-elle. C’qu’y faut, c’est de la têtologie. » Elle fit des yeux le tour de la buanderie. « Suffit d’se servir de ce qu’on a sous la main. »

Elle saisit le bâton de lessiveuse tout blanchi et le soupesa d’un air songeur.

* * *

« Nous t’invoquons et te révoquons au moyen de ce… – Mémé s’arrêta à peine – terrible bâton pointu de lessiveuse. »

Les eaux du récipient se ridèrent légèrement.

« Vois comme nous répandons… – Magrat soupira – ces vieux cristaux de soude et quelques paillettes de savon bien dures en ton honneur. Vraiment, Nounou, j’crois pas…

— Silence ! Maintenant à toi, Gytha.

— Et je t’appelle et te lie avec la brosse de chiendent déplumée de l’Art et la planche à laver de Protection », conclut Nounou en l’agitant. La fixation de l’essoreuse se détacha.

« C’est bien beau, la franchise, chuchota Magrat d’un air misérable, mais c’est quand même pas pareil.

— Écoute-moi bien, ma fille, fit Mémé. Les démons, ils s’en fichent, de l’aspect qu’ont les choses. C’est ce que toi, tu crois qui compte. Allez, au boulot. »

Magrat tenta d’imaginer que le vieux pain de savon décoloré était le plus rare des onguelents – quelque chose comme ça – odorants du lointain continent de Klatch. C’était un effort. Les dieux seuls savaient quelle espèce de démon allait répondre à une telle goétie.

Mémé ne se sentait pas très à l’aise non plus. Elle n’avait jamais eu beaucoup de goût pour les démons, et toutes ces histoires d’incantations et d’ustensiles puaient la magie à plein nez. Elles dépendaient des objets, elles leur donnaient un sentiment d’importance. Les démons auraient dû se contenter de venir à l’appel.

Mais le protocole imposait de laisser le libre choix à la sorcière hôtesse, et Nounou aimait bien les démons, des êtres mâles, du moins en apparence.

Pour l’heure, Mémé tantôt cajolait tantôt menaçait les régions infernales avec soixante centimètres de bois décoloré. Sa propre audace l’impressionnait.

Les eaux bouillonnèrent un peu, s’apaisèrent complètement puis, dans une montée soudaine accompagnée d’un petit bruit sec, se gonflèrent pour former une tête. Magrat lâcha son savon.

Une jolie tête, peut-être un peu cruelle autour des yeux et au nez un brin trop crochu, mais néanmoins belle si on aimait le genre dur-à-cuire. Rien d’étonnant à ça ; le démon ne faisait que transmettre une image de lui-même dans cette réalité-ci, alors autant la soigner. La tête tourna lentement, statue noire luisante au clair de lune intermittent.

« Oui ? fit-elle.

— T’es qui, toi ? » demanda tout de go Mémé.

La tête pivota pour lui faire face. « Mon nom est imprononçable dans ta langue, femme, dit-elle.

— C’est à moi d’en décider, l’avertit Mémé qui ajouta : Et me traite pas de femme.

— Très bien. Je m’appelle WxrtHltl-jwlpklz, dit le démon d’un ton avantageux.

— Où t’étais au moment de la distribution des voyelles ? Derrière la porte ? fit Nounou Ogg.

— Ben, monsieur… – Mémé n’hésita qu’une fraction de seconde – WxrtHltl-jwlpklz, j’imagine que tu te demandes pourquoi on t’a invoqué ce soir.

— Vous n’êtes pas censées me dire ça, fit le démon. Vous êtes censées me dire…

— La ferme. On a l’épée de l’Art et l’octogramme de Protection, je te préviens.

— Si ça vous fait plaisir. Pour moi, ça ressemble à une planche à laver et à un bâton de lessiveuse », ricana le démon.

Mémé jeta un coup d’œil en biais. Dans le coin de la buanderie s’entassait du petit bois, devant lequel reposait une grosse et lourde chèvre pour scier les bûches. Elle fixa intensément le démon et, sans regarder, abattit avec force le bâton sur l’épais madrier.

Le silence de mort qui s’ensuivit ne fut rompu que par les deux moitiés parfaites de la chèvre qui vacillèrent en avant et en arrière pour s’affaisser lentement sur le tas de petit bois.

Le visage du démon resta impassible.

« Vous avez droit à trois questions, dit-il.

— Est-ce qu’il y a quelque chose de bizarre qui se promène dans le royaume ? » demanda Mémé.

Le démon eut l’air de réfléchir.

« Et mens pas, fit Magrat sérieusement. Sinon t’auras affaire à la brosse de chiendent.

— Vous voulez dire plus bizarre que d’habitude ?

— Allez, accouche, dit Nounou. J’ai les pieds qui gèlent, moi.

— Non. Il n’y a rien de bizarre.

— Mais on l’a senti… commença Magrat.

— Doucement, doucement », fit Mémé. Ses lèvres remuèrent en silence. Avec les démons, il en allait comme avec les génies ou les professeurs de philo : quand on n’énonçait pas les choses exactement comme il fallait, ils prenaient un malin plaisir à donner des réponses d’une précision absolue et parfaitement trompeuses.

« Est-ce qu’y a quelque chose dans le royaume qui y était pas avant ? risqua-t-elle.

— Non. »

D’après la tradition, on ne devait poser que trois questions. Mémé s’efforça d’en formuler une que le démon ne pourrait pas mal interpréter volontairement. Puis elle se dit qu’elle faisait fausse route.

« Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? demanda-t-elle avec circonspection. Et pas question de jouer les imbéciles pour te défiler, sinon, moi, j’te fais bouillir. »

Le démon parut hésiter. À l’évidence, c’était une nouvelle façon d’aborder le problème.

« Magrat, avec ton pied, pousse-moi donc du petit bois par ici, tu veux ? fit Mémé.

— Je m’élève contre ce traitement, protesta le démon d’une voix où perçait l’incertitude.

— Oui, ben, tu vas pas nous tenir la jambe comme ça toute la nuit, on a pas le temps, nous autres, dit Mémé. Ces joutes verbales, c’est peut-être très bien pour les mages, mais on a d’autres chats à fouetter.