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— Ou à bouillir, fit Nounou.

— Écoutez, dit le démon d’une voix changée en gémissement de terreur. Nous ne sommes pas censés fournir des renseignements de ce genre. Il existe un règlement, vous savez.

— Y a un reste de vieille huile dans le bidon sur l’étagère, Magrat, fit Nounou.

— Si je vous dis simplement… commença le démon.

— Oui ? l’encouragea Mémé.

— Vous ne le répéterez pas, hein ? implora-t-il.

— Pas un mot, promit Mémé.

— Bouche cousue, fit Magrat.

— Il n’y a rien de nouveau dans le royaume, dit le démon, mais le pays s’est réveillé.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? fit Mémé.

— Il est malheureux. Il veut un roi pour s’occuper de lui.

— Comment… intervint Magrat, mais Mémé lui signifia du geste de se taire.

— Tu parles pas des gens, hein ? » La tête luisante fit que non. « Non, il me semblait bien.

— Qu’est-ce… » intervint Nounou. Mémé se mit un doigt sur les lèvres.

Elle fit demi-tour et marcha jusqu’à la fenêtre de la buanderie pleine de toiles d’araignées, cimetière poussiéreux d’ailes de papillons aux couleurs passées et de mouches à viande du dernier été. Une faible lueur de l’autre côté des carreaux givrés laissait supposer que, contre toute attente, un nouveau jour allait bientôt se lever.

« Tu peux nous dire pourquoi ? » demanda-t-elle sans se retourner. Elle avait senti l’esprit de tout un pays…

Elle était plutôt impressionnée.

« Je ne suis qu’un démon. Comment voulez-vous que je sache, moi ? Je sais ce dont il s’agit, mais pas le pourquoi ni le comment.

— Je vois.

— Je peux partir, maintenant ?

— Hum ?

— S’il vous plaît ? »

Mémé se redressa à nouveau brusquement.

« Oh. Oui. File, dit-elle distraitement. Merci. »

La tête ne bougea pas. Elle resta là, comme un chasseur d’hôtel qui vient de se coltiner quinze valises sur dix étages, de montrer à tout le monde la salle de bain, de tapoter les oreillers et qui se dit qu’il a suffisamment arrangé de rideaux comme ça.

« Ça vous ennuierait de me bannir, dites ? demanda le démon, voyant que personne ne saisissait l’allusion.

— Quoi ? fit Mémé, à nouveau plongée dans ses réflexions.

— C’est que je me sentirais mieux si on me bannissait en bonne et due forme. « File », c’est un peu court, dit la tête.

— Oh. Ben, si ça peut te faire plaisir. Magrat !

— Oui ? » répondit Magrat, surprise.

Mémé lui tendit le bâton de lessiveuse.

« À toi l’honneur, tu veux ? »

Magrat prit le bâton par le bout que Mémé devait imaginer la poignée, espérait-elle, et sourit.

« Certainement. Très bien. D’accord. Hum. Disparais de ce monde, démon immonde, dans les ténèbres infernales… »

La tête sourit, ravie, sous l’avalanche de mots. Ça, c’était mieux.

Elle se résorba dans les eaux de la lessiveuse comme de la cire à bougie sous la flamme. Elle eut un ultime commentaire méprisant, presque perdu dans les remous : « Fiiiile… ! »

* * *

Mémé repartit seule dans la clarté rose et froide de l’aube qui glissait sur la neige et regagna sa chaumière.

Les chèvres s’agitaient dans leur appentis. Les sansonnets marmonnaient et claquaient de leurs fausses dents sous le toit. Les souris couinaient derrière le buffet.

Elle se prépara du thé, consciente que le moindre bruit dans la cuisine avait l’air de retentir plus fort qu’il n’aurait dû. Lorsqu’elle laissa tomber la cuiller dans l’évier, elle crut qu’on frappait une cloche avec un marteau.

Elle se sentait toujours mal à l’aise après avoir participé à une cérémonie magique ; pas dans son assiette, comme elle aurait plutôt dit. Elle se retrouva tourner en rond pour s’absorber dans des travaux ménagers et les oublier en cours de route. Elle faisait les cent pas sur son carrelage glacial.

C’est dans ces occasions que l’esprit se découvre toutes sortes de bricoles à faire pour échapper à sa fonction première : réfléchir. D’éventuels observateurs se seraient étonnés de l’ardeur que mettait Mémé à exécuter des tâches telles que nettoyer le support de théière, fourrager au fond du compotier sur le buffet pour en retirer les vieilles noix ou extraire des croûtes de pain fossilisées dans les fissures du carrelage à l’aide d’un manche de cuiller à café.

Les animaux ont un esprit. Les humains aussi, plutôt vague et brumeux, d’ailleurs. Même les insectes en ont un, tout petits points de lumière dans l’obscurité du non-esprit.

Mémé se considérait comme une sorte d’experte ès esprits. Elle était à peu près sûre que les pays n’en avaient pas.

Ils n’étaient pas vivants, bon sang. Un pays, c’est, ben… c’est…

Attends. Attends… Une idée se faufila à pas de loup dans sa tête et s’efforça timidement d’attirer son attention.

Il y avait une possibilité pour que ces forêts obscures aient un esprit. Mémé se redressa sur son séant, un bout de pain préhistorique à la main, et contempla la cheminée, méditative. L’œil de son esprit à elle passa au travers, jusqu’aux allées d’arbres enneigées. Oui. Elle n’y avait encore jamais pensé. Évidemment, ce serait un esprit composé de tous les autres, plus petits, qu’il englobait : esprits de plantes, esprits d’oiseaux, esprits d’ours, même les esprits massifs et lents des arbres…

Elle s’assit dans son rocking-chair, lequel se mit à se balancer de son propre chef.

Elle avait toujours vu dans la forêt une créature vautrée, mais seulement métraforiquement, comme diraient les mages ; assoupie et ronronnante de bourdons en été, rugissante et déchaînée sous les coups du vent d’automne, pelotonnée en boule et endormie en hiver. Elle songea qu’outre un rassemblement d’éléments disparates, la forêt était aussi un tout. Vivante, mais pas vivante à la façon, disons, d’une musaraigne.

Et beaucoup plus lente.

Un détail sûrement important. À quel rythme battait un cœur de forêt ? Une fois par an peut-être. Oui, ça paraissait se tenir. Là-bas, la forêt attendait un soleil plus chaud et des jours plus longs qui injecteraient des millions de litres de sève à plusieurs dizaines de mètres de haut en un grand battement systolique trop puissant et trop lourd pour qu’on l’entende.

Et ce fut à peu près à ce moment que Mémé se mordit la lèvre.

Elle venait de penser le mot « systolique », et il ne faisait sûrement pas partie de son vocabulaire.

Quelqu’un se trouvait dans sa tête avec elle.

Quelque chose.

Avait-elle vraiment pensé tout ça, ou l’avait-on pensé à travers elle ?

Furieuse, elle regarda par terre en s’efforçant de garder ses idées pour elle. Mais on lisait dans sa tête aussi facilement que si son crâne avait été de verre.

Mémé Ciredutemps se mit debout et ouvrit les rideaux.

Ils étaient là, sur ce qui – durant la saison chaude – tenait lieu de pelouse. Et tous sans exception la fixaient.

Au bout d’un moment, la porte de devant de la chaumière s’ouvrit. Un événement en soi ; comme la plupart des Béliérins, Mémé n’utilisait que la porte de derrière en toutes circonstances. Sauf trois où il convenait d’emprunter celle de devant, et dans chacune on se faisait porter.