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Elle s’ouvrit avec beaucoup de mal, au prix de secousses et chocs douloureux. Quelques écailles de peinture tombèrent sur la neige amoncelée devant le battant qui fléchit vers l’intérieur. Finalement, lorsqu’elle fut à demi ouverte, la porte se bloqua.

Mémé se glissa tant bien que mal de profil par l’interstice et sortit dans la neige jusque-là intacte.

Elle portait son chapeau pointu et la longue cape noire dont elle s’enveloppait pour bien faire comprendre à tout un chacun qu’elle était une sorcière.

Il y avait une vieille chaise de cuisine à moitié enfouie dans la neige. En été, c’était agréable de s’y asseoir pour se livrer à tel ou tel petit travail manuel tout en gardant un œil sur le sentier. Mémé la dégagea, la débarrassa de la neige et s’installa fermement dessus, les genoux écartés et les bras croisés d’un air de défi. Elle releva le menton.

Le soleil était déjà haut, mais la lumière en ce jour du Porcher restait teintée de rose et tombait en oblique. Elle rougeoyait même sur le grand nuage de vapeur qui planait au-dessus du rassemblement d’animaux. Des animaux qui ne bougeaient pas ; de temps en temps l’un d’eux se grattait ou frappait du sabot, c’était tout.

Un léger mouvement fit lever la tête à la sorcière. Elle ne l’avait pas encore remarqué, mais tous les arbres autour de son jardin étaient tellement chargés d’oiseaux qu’on aurait cru à l’arrivée précoce d’un drôle de printemps noir et brun.

Le carré où poussaient les herbes en été était occupé par les loups, assis ou couchés, la langue pendante. Un contingent d’ours étaient accroupis derrière, auprès d’un peloton de cerfs. Dans les fauteuils d’orchestre métaphoriques se pressaient lapins, fouines, vhermines, blaireaux, renards et autres créatures qui, malgré la cruauté d’une existence passée à chasser ou à fuir, à tuer ou se faire tuer à coups de griffes, de serres ou de crocs, composent ce qu’il est convenu d’appeler la gent forestière.

Tous voisinaient sur la neige, oublieux de leurs relations culinaires normales, et regardaient la sorcière dans les yeux.

Deux choses s’imposèrent aussitôt à Mémé. La première, que ce rassemblement devait représenter un échantillon assez fidèle de la faune des bois.

Quant à la deuxième, elle ne put s’empêcher de l’énoncer tout haut.

« J’connais pas ce sortilège. Mais laissez-moi vous dire une bonne chose, et pour rien encore : quand il va se dissiper, j’en connais parmi vous, mes petits salopards, qui feront bien de déguerpir. »

Aucun ne bougea. Tous restaient silencieux, sauf un vieux blaireau qui se soulagea d’un air gêné.

« Écoutez, fit Mémé. Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, moi ? Ça sert à rien de venir me trouver. C’est lui, le nouveau seigneur. C’est son royaume. J’ai pas à mettre le nez là-dedans. Ce serait pas correct d’aller y mettre mon nez, vu que j’peux pas me mêler des affaires des dirigeants. Ça doit se résoudre tout seul, en bien ou en mal. Une règle fondamentale de la magie. On peut pas s’amuser à mener les gens à coups de sortilèges, ç’en finirait pas, il en faudrait toujours plus. » Elle se cala sur son siège, bien contente qu’une tradition séculaire empêche les sages et les petits malins de gouverner. Elle se rappelait quelle sensation ça lui avait fait de porter la couronne, même pendant quelques secondes.

Non, les couronnes et toutes ces choses-là avaient un effet troublant sur les esprits supérieurs ; il était préférable de laisser le soin de régner à ceux dont les sourcils se rejoignaient au-dessus du nez quand ils essayaient de réfléchir. Curieusement, ils s’en sortaient beaucoup mieux.

Elle ajouta. « À chacun d’se débrouiller tout seul. C’est bien connu. »

Elle sentit qu’un des plus gros cerfs lui jetait un regard particulièrement incrédule.

« Oui, ben, d’accord, il a tué l’ancien roi, concéda-t-elle. C’est dans l’ordre des choses, non ? Vous connaissez ça, vous tous. La survie de chaipasquoi. Vous saviez même pas ce que c’était, un dauphin, pour vous c’était une espèce de poisson. »

Elle tambourina des doigts sur ses genoux.

« Et puis, l’ancien roi, il était pas vraiment de vos amis, hein ? Toutes ses chasses et le reste. »

Trois cents paires d’yeux sombres lui vrillaient le crâne.

« Ça vous avance à rien de m’reluquer, essaya-t-elle. J’vais pas m’amuser à enquiquiner des rois sous prétexte que vous les aimez pas. Où on irait ? C’est pas comme s’ils m’avaient fait du tort. »

Elle s’efforça d’éviter le regard d’une hermine qui louchait terriblement.

« D’accord, c’est égoïste. Mais c’est ça, les sorcières. Bien l’bonjour chez vous. »

Elle rentra dans sa chaumière en tapant du pied et voulut claquer la porte. Le battant se coinça une ou deux fois, ce qui gâcha un peu l’effet.

À l’intérieur, elle tira les rideaux, s’installa dans le rocking-chair et se balança avec acharnement.

« Ben oui, quoi, fit-elle. J’ai pas à me mêler de c’qui m’regarde pas. Ben oui, quoi. »

* * *

Les chariots cahotaient lentement sur les routes creusées d’ornières vers une autre petite ville dont la troupe ne se rappelait pas bien le nom, un nom qu’elle oublierait d’ailleurs aussitôt. Le soleil d’hiver, bas sur l’horizon, éclairait les champs de choux humides et embrumés des plaines de Sto ; le silence ouaté amplifiait les grincements des roues.

Hwel, assis dans la dernière voiture, laissait pendre ses jambes courtaudes par-dessus le panneau arrière.

Il avait fait ce qu’il pouvait. Vitoller lui avait confié l’éducation de Tomjan. « Tu es meilleur dans ces domaines-là, avait-il dit avant d’ajouter avec son tact habituel : Tu seras plus à la hauteur. »

Mais ça ne marchait pas.

« Pomme », répéta-t-il en agitant le fruit.

Tomjan lui fit un grand sourire. Il allait sur ses trois ans et n’avait pas encore prononcé le moindre mot intelligible. Hwel nourrissait de sombres soupçons envers les sorcières.

« Il a pourtant l’air intelligent, dit madame Vitoller qui voyageait à l’intérieur du chariot et reprisait la cotte de mailles. Il sait reconnaître les choses. Il fait ce qu’on lui demande. Je voudrais seulement que tu parles », dit-elle avec douceur en tapotant la joue de l’enfant.

Hwel donna la pomme à Tomjan qui l’accepta d’un air solennel.

« M’est avis que ces sorcières vous ont joué un sale tour, m’dame, dit le nain. Vous savez. Substitutions d’enfants de fées et je n’sais quoi. C’est bien de leurs coups, ça. Mon arrière-arrière-grand-mère disait qu’on y avait eu droit, une fois. Les fées avaient échangé un humain et un nain. Personne n’avait rien remarqué jusqu’à ce qu’il commence à se cogner la tête partout, et on dit…

— On dit ce fruit pareil au monde, tout de douceur. Ou pareil, dirais-je, à l’homme en son cœur, Tout rouge au-dehors et pourtant, soudain au-dedans, Nous découvrons le ver, la pourriture, l’imperfection. Sa pelure peut bien rutiler, la dent Prouve que plus d’un homme est pourri au trognon. »

Le nain et la femme pivotèrent d’un bloc pour regarder Tomjan qui leur fit un signe de tête et entreprit de manger la pomme.

« C’était la tirade du ver dans le Tyran », murmura Hwel. Sa maîtrise coutumière du langage l’abandonna momentanément. « Putain de merde, ajouta-t-il.

— Mais il avait la même voix que…