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— Je vais chercher Vitoller », dit Hwel. Il sauta du hayon du chariot pour courir par-dessus les flaques gelées jusqu’à l’avant du convoi où le directeur et comédien ambulant sifflait un air sans queue ni tête et, oui, déambulait.

« Salut, b’zugda-hiara[8], dit-il d’un ton joyeux.

— Faut venir tout de suite ! Il parle !

— Il parle ? »

Hwel sautait sur place. « Il récite des vers ! cria-t-il. Faut venir ! Il a la même voix que…

— Moi ? fit Vitoller quelques minutes plus tard, après qu’ils eurent tiré les chariots dans un bouquet d’arbres dénudés en bordure de route. Ma voix est comme ça ?

— Oui », répondit la troupe en chœur.

Le jeune Villequin, spécialisé dans les rôles de femmes, poussa gentiment du doigt Tomjan qui se tenait debout sur un tonneau retourné au milieu de la clairière.

« Dis, petit, tu connais ma tirade de Comme vous voudrez ? » demanda-t-il.

Tomjan opina. « Il n’est pas mort, je vous le dis, celui qui gît sous la pierre. Car si la Mort entendait seulement… »

Ils écoutèrent dans un silence craintif et respectueux à la fois tandis que les brumes sempiternelles voguaient sur les champs détrempés et que la boule rouge du soleil flottait à basse altitude dans le ciel. Lorsque le gamin eut terminé, des larmes chaudes ruisselaient sur les joues de Hwel.

« Par tous les dieux, dit-il, je devais tenir une sacrée forme quand j’ai écrit ça. » Il se moucha à grand bruit.

« C’est ma voix, ça ? » fit Villequin tout pâle.

Vitoller lui tapota amicalement l’épaule.

« Si tu avais cette voix-là, mon joli, tu ne te trouverais pas dans la gadoue jusqu’au cul au beau milieu de ces champs abandonnés, avec rien d’autre que des gaz de choux pour ton thé. »

Il frappa des mains.

« Suffit, suffit, dit-il en exhalant des bouffées de buée dans l’air glacé. Du nerf, tout le monde. Faut qu’on soit devant les murs de Sto Lat au coucher du soleil. »

Tandis que les comédiens se réveillaient en maugréant du charme et regagnaient sans se presser les brancards des chariots, Vitoller fit signe au nain de s’approcher et lui passa le bras autour des épaules, ou plus exactement autour du crâne.

« Alors ? demanda-t-il. Vous autres, vous connaissez tout sur la magie, du moins à ce qu’on dit. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Il passe tout son temps au bord de la scène, maître. C’est normal qu’il retienne des bouts de phrases par-ci par-là », répondit distraitement Hwel.

Vitoller se pencha.

« Tu crois ça, toi ?

— Je crois avoir entendu une voix qui s’est appropriée mes vers médiocres, les a médités et me les a renvoyés dans les oreilles, droit au cœur, répondit simplement Hwel. Je crois avoir entendu une voix qui allait au-delà de l’enveloppe brute des mots pour leur donner le sens que je cherchais mais que mon maigre talent n’arrivait pas à exprimer. Qui sait d’où ça vient, ces choses-là ? »

Il fixa, imperturbable, la face rougeaude de Vitoller. « Il a peut-être hérité ça de son père.

— Mais…

— Et qui sait de quoi sont capables les sorcières ? » Vitoller sentit la main de sa femme se glisser dans la sienne.

Alors qu’il se redressait, perplexe et en colère, elle l’embrassa sur la nuque.

« Ne te mets pas martel en tête, dit-elle. N’est-ce pas mieux ainsi ? Ton fils a déclamé son premier texte. »

* * *

Vint le printemps, et l’ex-roi Vérence n’acceptait toujours pas d’être mort ; disons que ça le piquait au vif. Il rôdait sans relâche dans le château, cherchait un moyen d’échapper à l’emprise que les vieilles pierres exerçaient sur lui.

Il s’efforçait aussi d’éviter les autres fantômes.

Podechambe, lui, ça passait, quoique un peu pisse-froid. Mais Vérence avait reculé à la vue des tout petits spectres des Jumeaux qui trottaient main dans la main par les couloirs à minuit, mémoires ambulantes d’un acte qui dépassait en noirceur la malveillance ordinaire du régicide.

Et puis il y avait le Vagabond troglodyte, un homme-singe plutôt défraîchi en pagne de fourrure qui hantait, semblait-il, le château uniquement parce qu’on l’avait bâti sur son tumulus. Sans raison apparente, un char conduit par une femme hurlante traversait parfois la blanchisserie dans un grondement de tonnerre. Quant à la cuisine…

Un jour il avait flanché, malgré tous les discours du vieux Podechambe, et il avait suivi les effluves jusque dans la grande, haute et chaude caverne voûtée qui servait au château de cuisine et d’abattoir. Marrant, ça. Il n’y était jamais redescendu depuis son enfance. Rois et cuisines ne devaient pas faire bon ménage.

Elle était pleine de fantômes.

Mais pas de fantômes humains. Ni même proto-humains.

C’étaient des cerfs. C’étaient des bœufs. C’étaient des lapins, des faisans, des perdrix, des moutons et des porcs. Il y avait même des choses rondes et flasques qui ressemblaient odieusement à des spectres d’huîtres. Tous se pressaient tellement les uns contre les autres qu’ils se confondaient, se mélangeaient, transformaient la cuisine en un cauchemar silencieux et grouillant de dents, de fourrure et de cornes, qu’on distinguait à peine, comme dans un brouillard. Plusieurs l’avaient remarqué, et une clameur étrange avait tonipété, lointaine, métallique, dans un registre inconnu et déplaisant. Le cuisinier et ses aides passaient à travers cette multitude avec indifférence, tout à leur préparation de saucisses végétales.

Vérence avait contemplé la scène trente secondes avant de s’enfuir, au regret de ne plus disposer d’un véritable estomac pour s’enfoncer les doigts dans la gorge et restituer quarante ans de bonne chère.

Il avait trouvé un réconfort dans les écuries, où ses braves chiens de chasse avaient gémi, gratté à la porte et dans l’ensemble très mal vécu sa présence qu’ils sentaient mais ne voyaient pas.

À présent il hantait – qu’est-ce qu’il le détestait, ce mot-là – la grande galerie, où les portraits de rois depuis longtemps défunts le toisaient du haut de leurs recoins d’ombre poussiéreux. Il se serait senti beaucoup mieux disposé à leur endroit s’il n’en avait pas croisé un grand nombre ici et là dans le château, qui débitaient des mots sans queue ni tête.

Vérence s’était fixé deux buts dans la mort. Le premier : sortir du château pour retrouver son fils ; le deuxième : se venger du duc. Mais pas en le tuant, s’était-il dit, même s’il existait un moyen, parce que l’éternité en compagnie des gloussements de cet imbécile, ce serait ajouter une nouvelle horreur à son état.

Il se trouvait sous un portrait de la reine Bemery (670-722), dont il aurait bien mieux apprécié la beauté un peu grave s’il ne l’avait pas vue un peu plus tôt dans la matinée passer à travers un mur.

Vérence, lui, évitait autant que possible de passer à travers les murs. On a sa dignité.

Il se sentit observé.

Il tourna la tête :

Un chat, assis dans l’encadrement de la porte, l’étudiait en battant lentement des paupières. Il était gris moucheté et très gras…

Non. Très gros. Et tellement couvert de tissu cicatriciel qu’on aurait dit un poing enveloppé de fourrure. Ses oreilles étaient deux chicots avec un trou, ses yeux deux fentes jaunes de malveillance tranquille, sa queue une succession saccadée de points d’interrogation tandis qu’il détaillait le fantôme.

Gredin s’était laissé dire que lady Kasqueth avait une petite chatte blanche ; il venait donc lui présenter ses respects en passant.

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8

Une insulte mortelle en nainais, mais employée ici comme terme d’affection. On pourrait traduire par « ornement de jardin ».