Vérence n’avait jamais vu d’animal incarner autant l’infamie. Il se laissa faire lorsque le félin s’approcha en se dandinant sur le carrelage et voulut se frotter contre ses jambes, dans un ronronnement de chute d’eau.
« Oui, oui », lâcha distraitement le roi. Il baissa la main et fit un effort pour gratter la bête derrière les deux moignons déchiquetés qui lui dépassaient de la tête. C’était un soulagement de découvrir qu’il n’y avait pas que les autres fantômes capables de le voir, et Gredin, ne pouvait-il s’empêcher de penser, était un chat qui sortait visiblement de l’ordinaire. La plupart de ceux du château étaient des animaux de compagnie qu’on dorlotait, ou bien alors des habitués aux oreilles basses de la cuisine ou des écuries qui ressemblaient fort aux rongeurs dont ils se nourrissaient. Ce chat-là, lui, était son propre animal. Tous les chats donnent cette impression, bien entendu, mais au lieu de l’égocentrisme stupide qui passe chez eux pour une sagesse énigmatique, Gredin irradiait une véritable intelligence. Il irradiait aussi une odeur à renverser les murs et mettre à mal les sinus d’un renard crevé.
Une seule sorte de gens élevait des chats pareils.
Le roi voulut s’accroupir et s’aperçut qu’il s’enfonçait légèrement dans le carrelage. Il se ressaisit et remonta tranquillement. Dès lors qu’on s’autorisait à respecter le mode de vie du monde de l’impalpable, il n’y avait plus d’espoir, se disait-il.
Les parents proches et les sujets doués d’un pouvoir médiumnique, eux seuls, avait dit la Mort. Il n’y avait guère des uns ni des autres dans le château. Le duc remplissait la première condition, mais son intérêt personnel acharné le rendait aussi utile qu’une carotte sur le plan médiumnique. Quant aux autres, seuls le cuisinier et le fou paraissaient jouir des qualités requises, mais le premier passait beaucoup de son temps à pleurer dans l’office parce qu’on ne lui permettait pas de rôtir quoi que ce soit de plus saignant qu’un panais, et le second était déjà un tel paquet de nerfs que Vérence avait abandonné toute tentative de communication.
Donc, une sorcière. Si une sorcière n’était pas médium, alors lui, le roi Vérence, était un souffle de vent. Il fallait faire venir une sorcière au château. Ensuite…
Il avait un plan. Mieux que ça : un Plan avec un grand P. Il avait passé des mois à l’échafauder. Il n’avait rien d’autre à faire qu’à réfléchir. Là-dessus, la Mort avait vu juste. Tout ce qui restait aux fantômes, c’était la pensée, et même si le roi n’avait dans l’ensemble jamais beaucoup pratiqué ce genre d’activité, l’absence d’un corps aux humeurs diverses et changeantes pour le distraire lui avait donné l’occasion de goûter aux joies de la cogitation. Il n’avait jamais élaboré de Plan jusqu’à ce jour, du moins aucun qui dépassait le stade de : « on va se trouver quelque chose à tuer ». Et là, assise devant lui, en pleine toilette, il avait la solution.
« Viens, le minou », risqua-t-il. Gredin lui lança un regard jaune pénétrant.
« Le chat », s’empressa de rectifier le roi qui recula en lui faisant signe d’approcher.
Un instant, l’animal parut rétif à le suivre, puis, au grand soulagement de Vérence, il se leva, bâilla et vint vers lui à pas feutrés. Gredin ne voyait pas souvent de fantômes et ne s’intéressait que vaguement à ce grand barbu au corps transparent.
Vérence l’entraîna le long d’un couloir latéral qui aurait eu besoin d’un bon coup de balai, vers un débarras bourré de tapisseries en miettes et de portraits de monarques oubliés. Gredin examina le local d’un œil critique, s’assit au beau milieu de la poussière et regarda le roi, l’air d’attendre.
« Tu trouveras beaucoup de souris et compagnie, ici, tu vois, fit Vérence. Et la pluie pénètre par la fenêtre cassée. En plus, tu as toutes ces tapisseries où dormir.
« Pardon », ajouta-t-il, et il se tourna vers la porte.
C’était à ça qu’il avait travaillé durant ces derniers mois. De son vivant, il avait toujours pris grand soin de son corps, et depuis sa mort il prenait soin de garder la forme. C’était trop facile de se laisser aller et devenir tout flou sur les bords ; certains fantômes du château n’étaient plus que de simples taches pâles. Mais Vérence s’était imposé une discipline de fer, s’était entraîné – enfin, il y avait pensé très fort – et arborait désormais des muscles spectraux joliment saillants. Des mois de pompes ectoplasmiques l’avaient laissé en meilleure condition que jamais, mis à part qu’il était mort.
Ensuite il avait commencé petit, par des grains de poussière. Le premier l’avait proprement crevé[9], mais il avait persévéré pour passer aux grains de sable puis aux pois secs entiers ; il ne s’aventurait toujours pas dans les cuisines, mais il s’était amusé à ressaler les plats de Kasqueth, une pincée à la fois, jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits et s’avoue que le poison manquait de dignité, même contre de la vermine.
À présent il s’appuyait de tout son poids contre la porte et, de chaque microgramme de son corps, s’efforçait de peser le plus lourd possible. La sueur de l’autosuggestion lui dégouttait du nez et s’évaporait avant de toucher le sol. Gredin regardait avec intérêt les muscles spectraux rouler sur les bras du roi comme des ballons en pleine copulation.
La porte commença de bouger, grinça, puis prit de la vitesse et heurta le chambranle avec un bruit sourd. La bobinette chut en place dans un claquement.
Il y a sacrément intérêt à ce que ça marche, maintenant, se dit Vérence. Il ne serait jamais capable de soulever le loquet tout seul. Mais une sorcière allait sûrement venir chercher son chat… non ?
Dans les collines au-delà du château, allongé sur le ventre, le fou contemplait les profondeurs d’un petit lac. Deux truites lui renvoyaient son regard.
Quelque part sur le Disque, lui disait sa raison, il devait exister quelqu’un de plus malheureux que lui. Il se demandait qui.
Il n’avait jamais manifesté l’envie d’être fou, et puis même, ça n’aurait rien changé vu qu’il ne se rappelait pas qu’un seul membre de la famille l’ait jamais écouté après que P’pa se fut enfui.
Certainement pas grand-père. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il le revoyait dressé au-dessus de lui, qui lui faisait répéter les blagues comme un perroquet et lui enfonçait chaque trait d’humour dans le crâne à coups de ceinture ; une ceinture de cuir épais, et les clochettes cousues dessus n’arrangeaient guère les choses.
On attribuait à grand-père sept nouvelles blagues officielles. Il avait gagné à Ankh-Morpork la marotte d’honneur du Grand Prix des Crétins finis quatre ans d’affilée, une première en la matière, ce qui devait faire de lui l’homme le plus drôle de tous les temps. Il avait travaillé dur pour ça, fallait le reconnaître.
Avec un frisson le fou se rappela comment, à l’âge de six ans, il s’était timidement approché du vieil homme après le dîner pour lui raconter une blague de son cru. Une histoire de canard.
Elle lui avait valu la correction la plus sévère de sa vie, ce qui même alors devait déjà être un record difficile à battre pour le vieux bouffon.
« Tu apprendras, mon gars – se souvenait-il, chaque phrase ponctuée de claquements tintinnabulants –, qu’il n’y a rien de plus sérieux que la plaisanterie. À partir d’aujourd’hui, jamais, jamais… – le vieil homme marquait un temps pour changer de main – jamais tu ne raconteras de blague sans le label de la Guilde. Qui es-tu pour décider de ce qui est drôle ? Foi de fou, que les ignorants gloussent donc aux mauvaises plaisanteries ; c’est le rire de l’inculte. Jamais. Jamais. Que jamais je ne te reprenne à bouffonner. »