Après quoi il s’était replongé dans l’étude des trois cent quatre-vingt-trois blagues approuvées par la Guilde, ce qui n’était déjà pas drôle, plus le glossaire, beaucoup plus volumineux et bien pire.
Puis on l’avait envoyé à Ankh, et là, dans les salles nues et austères, il avait découvert qu’il existait d’autres ouvrages que le gros et lourd Livre de la Noce à tout casser relié cuivre. Il y avait tout un monde qui lui tendait les bras là-bas, un monde insolite, contrasté, plein de gens qui faisaient des choses intéressantes, comme…
Chanter. Il entendait chanter.
Il leva doucement la tête et sursauta au tintement des clochettes de son bonnet. Il empoigna bien vite les breloques détestées.
On chantait toujours. Le fou jeta un coup d’œil prudent à travers la masse de reines-des-prés qui lui fournissait une cachette parfaite.
La chanteuse n’était pas très bonne. Elle ne connaissait qu’un seul mot : « la », mais elle en faisait un usage intensif. À en juger par la vague mélodie, elle devait croire qu’il fallait chanter « lalala » dans certaines circonstances et elle tenait à se plier à ce que le monde attendait d’elle.
Le fou se risqua à lever un peu plus la tête et vit Magrat pour la première fois.
Elle traversait la prairie étroite et elle avait interrompu sa danse plutôt hésitante pour s’évertuer à se tresser des marguerites dans les cheveux, sans grand succès.
Le fou retint son souffle. Durant ses longues nuits à la dure sur le dallage du couloir il avait rêvé de femmes dans son genre. Quoique, en y réfléchissant bien, pas vraiment dans son genre : mieux pourvues côté poitrine, le nez moins rouge et moins pointu, les cheveux plus souples et bouclés. Mais la libido du fou avait assez de jugeote pour faire la différence entre l’impossible et le raisonnablement accessible, et elle intercala bien vite certains circuits filtrants.
Magrat cueillait des fleurs et leur parlait. Le fou tendit l’oreille.
« Ça, c’est l’herbe à poils laineux, disait-elle. Et ça, l’armoise à mélasse, pour l’inflammation des oreilles… »
Même Nounou Ogg, qui voyait plutôt le monde en rose, aurait eu du mal à trouver le moindre mot flatteur pour la voix de Magrat. Le fou, lui, croyait entendre tomber des pétales de fleurs.
« …et la fausse mandragore quintefoliée, souveraine contre les flux de la vessie. Ah, et voici la grenouillette du Vieux. Ça, c’est pour la constipation. »
Le fou se leva piteusement dans un carillon de clochettes. Pour Magrat, ce fut comme si le pré, qui jusque-là ne présentait rien de plus dangereux que des nuages de papillons bleu pâle et quelques bourdons à leur compte, venait de lâcher un gros démon rouge et jaune.
Il ouvrait et fermait la bouche. Il pointait trois cornes menaçantes.
Une voix pressante au fond de sa tête lui disait : Tu devrais prendre la fuite comme une gazelle craintive ; c’est la réaction admise dans ces cas-là.
Le sens commun y mit son grain de sel. Dans ses moments les plus optimistes, Magrat ne se serait pas comparée à une gazelle, craintive ou non. D’ailleurs, ajouta le sens commun, l’embêtant si elle prenait la fuite comme une gazelle craintive, c’est qu’elle le distancerait sans mal.
« Euh », fit l’apparition.
Le sens moins commun, dont elle disposait tout de même en quantité suffisante malgré le sentiment de Mémé Ciredutemps qu’il lui manquait toujours plusieurs rameaux pour faire un fagot, ce sens-là, donc, fit observer que peu de démons tintinnabulaient d’un air si pathétique et le souffle si court.
« Salut », lança-t-elle.
Le cerveau du fou travaillait lui aussi à plein régime. Il commençait à paniquer.
Magrat évitait de porter le chapeau pointu traditionnel, celui dont se paraient ses consœurs plus âgées, mais elle restait fidèle à l’une des règles essentielles de la sorcellerie : ça ne sert pas à grand-chose d’être une sorcière si ça ne se voit pas. Dans son cas personnel, ça se voyait par une abondance de bijoux d’argent ornés d’octogrammes, par des chauves-souris, des araignées, des dragons et autres symboles mystiques courants ; Magrat se serait bien peint les ongles en noir, mais elle ne se sentait pas le courage d’affronter le mépris souverain de Mémé.
Le fou se rendit compte qu’il avait surpris une sorcière.
« Hou-là, fit-il et il pivota pour prendre ses jambes à son cou.
— Non, faut pas… » commença Magrat, mais le fou dévalait déjà le sentier forestier qui menait au château.
Immobile, elle contempla le petit bouquet qui se flétrissait dans ses mains. Elle se passa les doigts dans les cheveux, et une pluie de pétales fanés en tomba.
Elle sentait qu’elle avait laissé un événement majeur lui filer entre les pattes aussi vite qu’un cochon huilé dans un couloir étroit.
Elle éprouvait un besoin pressant de jurer. Elle connaissait beaucoup de jurons. Bobonne Plurniche faisait preuve d’une grande imagination dans ce domaine ; même les créatures de la forêt passaient devant sa chaumière ventre à terre.
Elle échoua à en trouver un seul pour exprimer complètement le fond de sa pensée. « Oh, fait chier », dit-elle.
C’était à nouveau la pleine lune cette nuit-là et, contre toute habitude, les trois sorcières arrivèrent en avance au menhir ; ce qui le gêna tellement, le menhir, qu’il alla se cacher dans des bouquets d’ajoncs.
« Ça fait deux jours que Gredin est pas rentré, dit Nounou Ogg, à peine arrivée. Ça lui ressemble pas. Je l’trouve nulle part.
— Les chats se débrouillent tout seuls, fit Mémé Ciredutemps. Pas les pays. J’apporte des renseignements. Allume le feu, Magrat.
— Mmm ?
— J’ai dit : allume le feu, Magrat.
— Mmm ? Oh. Oui. »
Les deux vieilles femmes la regardèrent déambuler au hasard sur la lande, tirer distraitement sur des touffes de genêts desséchés. Magrat avait visiblement l’esprit ailleurs.
« L’a pas l’air dans son état normal, dit Nounou Ogg.
— Oui. C’est peut-être un progrès, fit sèchement Mémé en s’asseyant sur un rocher. Elle aurait dû l’allumer avant qu’on arrive. C’est son boulot.
— Elle est pleine de bonnes intentions, dit Nounou Ogg qui fixait le dos de Magrat d’un œil songeur.
— Moi aussi, j’étais pleine de bonnes intentions, étant jeune, mais c’est pas ça qui empêchait Bobonne Boufiltre d’avoir la dent dure. La jeune sorcière fait son apprentissage, tu connais ça. Et nous, on en bavait davantage. Regarde-la. Elle porte même pas le chapeau pointu. Comment veux-tu qu’on sache ce qu’elle est ?
— Toi, Esmé, t’as quelque chose qui te turlupine, non ? » fit Nounou.
Mémé hocha la tête, la mine sombre.
« J’ai eu une visite, hier, dit-elle.
— Moi aussi. »
Malgré ses soucis, Mémé se sentit légèrement contrariée. « De qui donc ? demanda-t-elle.
— Du maire de Lancre et d’un groupe de bourgeois. Ils sont pas contents du roi. Ils en veulent un qui leur inspire confiance.
— Moi, ça m’inspirerait pas confiance, un roi qui inspire confiance à un bourgeois, dit Mémé.
— Oui, mais c’est bon pour personne, toutes ces taxes et ces tueries. Le nouveau sergent qu’ils ont trouvé, ça lui plaît bien aussi de mettre le feu à des chaumières. Le vieux Vérence le faisait déjà, note bien, mais… enfin…
— Je sais, je sais. C’était plus personnel. On sentait qu’il y mettait du cœur. Les gens aiment ça, sentir qu’ils ont de l’importance.