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« Je m’souviens de toi quand t’étais jeune, dit Nounou, la mine renfrognée. Bêcheuse, que t’étais.

— Au moins, moi, je restais l’plus souvent debout. Dégoûtant, oui. Tout l’monde trouvait ça dégoûtant.

— Qu’est-ce que t’en sais ? fit sèchement Nounou.

— On parlait que de toi dans tout l’village.

— Et de toi aussi ! On t’appelait la Vierge de Glace. Ça, tu l’savais pas, hein ? ricana Nounou.

— J’voudrais pas m’salir les lèvres en disant comment on t’appelait, toi ! brailla Mémé.

— Ah, oui ? glapit Nounou. Alors, laisse-moi te dire, ma p’tite dame…

— Prends pas ce ton-là avec moi ! J’suis la p’tite dame de personne…

— Exact ! »

Un autre silence s’ensuivit tandis qu’elles se foudroyaient du regard, nez contre nez, mais un silence plus lourd de tout un niveau quantique de haine ; on aurait pu rôtir une dinde dans la chaleur qu’il dégageait. Il n’y avait plus de cris. On avait dépassé ce stade. Les voix étaient sourdes, chargées de menaces.

« J’aurais mieux fait de pas écouter Magrat, gronda Mémé. Cette histoire de convent est ridicule. On y retrouve que les gens qu’il faut pas.

— J’suis bien contente de cette petite discussion, siffla Nounou Ogg. Ç’a mis les choses au point. »

Elle baissa la tête.

« En plus, vous êtes sur mon territoire, madame.

— Madame ! »

Le tonnerre roula au loin. La tempête à résidence de Lancre, après une tournée dans les contreforts, s’en revenait vers les montagnes pour une représentation unique. Les derniers rayons du soleil couchant transperçaient les nuages d’une lumière livide, et de grosses gouttes d’eau commencèrent à tomber avec un bruit mat sur les chapeaux pointus des sorcières.

« J’ai vraiment pas de temps à perdre avec tout ça, cracha Mémé, tremblante. J’ai des choses plus importantes à faire.

— Pareil pour moi, fit Nounou.

— Bonne nuit chez vous.

— Pareil pour vous. »

Elles se tournèrent le dos et partirent à grands pas sous le déluge.

* * *

La pluie de minuit tambourinait aux fenêtres tendues de rideaux pendant que Magrat feuilletait d’un doigt résolu les livres de Bobonne Plurniche consacrés à ce qu’on pourrait appeler, faute d’un meilleur vocable, la magie naturelle.

La vieille femme avait beaucoup collecté dans ce domaine et, chose exceptionnelle, avait tout couché sur le papier. Les sorcières ne s’encombrent généralement guère de littérature ; mais celle-là avait noté, livre après livre, d’une écriture méticuleuse en pattes de mouche, les résultats détaillés d’expériences patientes en magie appliquée. Bobonne Plurniche avait en fait été une sorcière chercheuse[10].

Magrat cherchait des sortilèges d’amour. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait une silhouette rouge et jaune sur le fond noir de ses paupières. Il fallait faire quelque chose.

Elle referma le livre dans un claquement et consulta ses notes. D’abord : trouver comment il s’appelle. Le vieux tour de la pomme pelée devrait le lui dire. Suffit d’éplucher une pomme, de garder une longueur d’épluchure et de la jeter derrière soi ; elle tombe par terre en formant les lettres du nom recherché. Des millions de filles recourent à ce procédé, à leur grande déception, fatalement, sauf quand l’objet de leur amour se nomme Scscs. Et ce pour la simple raison qu’elles n’utilisent pas une Belle du Couchant cueillie verte trois minutes avant midi le premier jour de gel d’automne et pelée de la main gauche avec un couteau d’argent dont la lame fait moins d’un centimètre trois de large ; Bobonne avait effectué de nombreuses expériences et se montrait formelle là-dessus. Magrat gardait toujours quelques épluchures adéquates pour les cas d’urgence ; comme celui d’aujourd’hui.

Elle prit une profonde inspiration et en jeta une par-dessus son épaule.

Elle se retourna lentement.

Je suis une sorcière, se disait-elle. C’est un sortilège comme les autres. Il n’y a rien à craindre. Secoue-toi, ma fille. Ma femme.

Elle baissa les yeux et se mordit le dos de la main, nerveuse et intimidée à la fois.

« Qui l’eût cru ? » dit-elle tout haut.

Le sortilège avait marché.

Elle revint à ses notes, le cœur palpitant. Qu’y avait-il, après ? Ah, oui : ramasser des graines de fougères dans un mouchoir de soie à l’aube. L’écriture toute fine de Bobonne Plurniche courait sur deux pages d’instructions botaniques détaillées qui, à condition de les suivre scrupuleusement, permettaient de concocter le genre de philtre d’amour qu’il fallait conserver dans une cruche hermétiquement bouchée au fond d’un baquet d’eau glacée.

Magrat ouvrit d’une traction sa porte de derrière. Le tonnerre était passé, mais à présent les premières lueurs grises de la journée nouvelle se fondaient dans un crachin persistant. Ça avait quand même valeur d’aube, et Magrat était décidée.

Des ronces accrochées à sa robe, les cheveux plaqués sur le crâne par la pluie, elle s’enfonça dans la forêt détrempée.

Les arbres s’agitèrent ; il n’y avait pourtant pas de vent.

* * *

Nounou Ogg était aussi sortie de bonne heure. Elle n’avait pas pu trouver le sommeil, de toutes façons, et puis elle s’inquiétait au sujet de Gredin. Gredin, c’était une de ses rares faiblesses. Sa raison avait beau reconnaître qu’il n’était qu’un gros violeur récidiviste, rusé et nauséabond, son cœur voyait toujours en lui le chaton pelucheux qu’il avait été des décennies plus tôt. Même s’il avait un jour pourchassé une louve jusque dans un arbre et sérieusement assailli une ourse qui creusait innocemment la terre à la recherche de racines, la sorcière craignait qu’il lui arrive des ennuis. Le reste du royaume estimait grosso modo que la seule chose en mesure de ralentir Gredin, c’était une météorite qui le frapperait de plein fouet.

À présent elle se servait d’un peu de magie élémentaire pour suivre sa trace, quoique n’importe qui doté du sens de l’odorat y serait parvenu tout pareil. La piste l’avait menée par les rues humides jusque devant les portes ouvertes du château.

Elle les franchit et adressa aux deux gardes un signe de tête. Il ne leur vint pas à l’idée de l’arrêter parce que les sorcières, comme les apiculteurs et les gros gorilles, allaient où bon leur semblait. N’importe comment, une vieille dame qui tapait sur un bol avec une cuiller ne devait pas être le fer de lance d’une armée d’invasion.

La vie de garde à Lancre était extrêmement ennuyeuse. L’un d’eux, appuyé sur sa pique au passage de Nounou, aurait souhaité un peu plus d’action dans son travail. Il n’allait pas tarder à comprendre son erreur. L’autre garde se ressaisit et salua.

« B’jour, m’man.

— B’jour, mon p’tit Shawn », fit Nounou qui traversa la cour intérieure.

Comme toutes les sorcières, Nounou Ogg avait horreur des portes de devant. Elle fit le tour par-derrière et entra dans le donjon par les cuisines. Deux servantes la saluèrent d’une révérence. De même que l’intendante, en qui elle reconnut vaguement une bru mais dont elle ne put retrouver le nom.

Et c’est ainsi qu’au sortir de sa chambre lord Kasqueth vit arriver dans le couloir une sorcière. Aucun doute là-dessus. Du bout de son chapeau pointu à celui de ses souliers, c’était une sorcière. Et elle venait pour lui.

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10

Faut bien que quelqu’un s’en charge. C’est bien joli de vouloir un œil de triton, mais de quelle espèce ? Le commun, le tacheté ou le grand crêté ? Et puis quel œil ? Le tapioca ne ferait-il pas autant l’affaire ? Si on remplace par du blanc d’œuf, est-ce que le sortilège a) marchera, b) ratera ou c) dissoudra le fond du chaudron ? La curiosité de Bobonne Plurniche dans ce domaine était immense et insatiable[24].