Magrat glissa le long d’un talus sans pouvoir se retenir. Elle était trempée jusqu’aux os et couverte de boue. Allez savoir pourquoi, mais quand on lit ces sortilèges, songeait-elle amèrement, on s’imagine toujours les préparer par une belle matinée ensoleillée de fin de printemps. Et elle avait oublié de vérifier sur quelle saloperie de graine de saloperie de fougère elle devait mettre sa saloperie de main.
Un arbre lui déversa une cargaison de gouttes d’eau sur la tête. Magrat écarta ses cheveux mouillés de ses yeux et s’assit lourdement sur un gros rondin à terre, où avaient poussé de grandes grappes de champignons pâles dont les formes la firent rougir.
L’idée lui avait paru formidable. Elle avait fondé beaucoup d’espoirs sur le convent. Elle était sûre que ça ne se faisait pas, une sorcière solitaire, il risquait de lui venir de drôles de pensées. Elle avait rêvé de discussions savantes sur les énergies naturelles au clair d’une lune immense accrochée au firmament, ensuite elles auraient peut-être essayé une de ces danses anciennes décrites dans certains livres de Bobonne Plurniche. Mais pas vraiment nues – vêtues de ciel comme on disait plutôt si joliment – parce que Magrat ne se faisait aucune illusion sur sa silhouette et que les sorcières plus âgées avaient l’air de tenir à leurs vêtements ; et de toutes façons ça n’était pas indispensable. D’après les livres, les sorcières de jadis dansaient parfois en camisoles. Magrat s’était demandé pourquoi des camisoles. Peut-être qu’elles se faisaient mal avec les bras.
Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’étaient deux vieilles grincheuses, à peine polies dans le meilleur des cas et qui ne participaient pas de bon cœur. Oh, elles s’étaient montrées gentilles avec le bébé, à leur manière, mais Magrat ne pouvait s’empêcher de penser que lorsqu’une sorcière se montre gentille, c’est uniquement pour des raisons très personnelles.
Et quand elles faisaient de la magie, elles n’y mettaient pas plus de formes que pour le ménage. Elles ne portaient aucun bijou cabalistique. Magrat y croyait beaucoup, à la joaillerie cabalistique.
Tout allait de travers. Et elle rentrait tout droit chez elle.
Elle se leva, s’enveloppa dans ses vêtements humides, se mit en route dans la forêt embrumée…
… et entendit courir. On s’approchait à travers bois à toute vitesse, sans souci de discrétion, et un curieux tintement assourdi accompagnait les craquements des branches cassées. Magrat se glissa derrière un buisson de houx dégoulinant et scruta prudemment à travers le feuillage.
C’était Shawn, le plus jeune fils de Nounou Ogg, et le bruit métallique venait de sa cotte de mailles trop grande de plusieurs tailles. Lancre était un royaume pauvre, et depuis des siècles, de génération en génération, les gardes du palais se transmettaient leur cotte de mailles, souvent au bout d’un bâton. Ce modèle-ci lui donnait l’air d’un limier blindé.
Elle sortit de sa cachette et se dressa devant lui.
« C’est vous, m’zelle Magrat ? fit Shawn en soulevant le rabat de mailles qui lui cachait les yeux. C’est m’man !
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Il l’a enfermée ! L’a dit qu’elle venait l’empoisonner ! Et moi, j’peux pas descendre voir aux cachots parce qu’y a que des nouveaux gardes ! Paraît qu’ils l’ont enchaînée – Shawn fronça les sourcils –, et ça veut dire qu’il va y avoir du grabuge. Vous la connaissez quand elle s’met en rogne. On a pas fini d’en entendre causer, m’zelle.
— T’allais où ? demanda Magrat.
— Chercher le Jason, le Wane, le Darron, le…
— Attends un peu.
— Oh, m’zelle Magrat, et s’ils s’avisent de la torturer ? Vous savez qu’elle a la langue drôlement mauvaise quand elle se fâche…
— Je réfléchis, dit Magrat.
— Il a posté ses propres gardes du corps aux portes du château et tout…
— Écoute, tu veux bien la fermer une seconde, hein, Shawn ?
— Quand le Jason va savoir ça, il va y faire passer un sale quart d’heure, au duc, m’zelle. Il serait temps que quelqu’un s’en charge, qu’il dit. »
Le Jason de Nounou Ogg était un jeune homme bâti et, avait toujours pensé Magrat, dégourdi comme un troupeau de bœufs. Tout coriace qu’il était, elle doutait fort qu’il survive à une grêle de flèches.
« Lui dis pas encore, fit-elle d’un air songeur. Y a peut-être un autre moyen…
— J’vais aller voir Mémé Ciredutemps, hein, m’zelle ? dit Shawn qui sautait d’un pied sur l’autre. Elle saura quoi faire, elle, c’est une sorcière. »
Magrat se statufia. Elle croyait avoir déjà connu la colère, mais ce coup-ci, elle était furibarde. Elle était toute mouillée, elle avait froid et faim, et ce type… Autrefois, s’entendit-elle penser, c’est là qu’elle aurait fondu en larmes.
« Hou-là, fit Shawn. Hum. C’est pas c’que j’voulais dire. Hou-là. Hum… »
Il recula.
« Si jamais tu vois Mémé Ciredutemps, articula lentement Magrat d’un ton à graver ses paroles dans du verre, dis-lui donc que je vais arranger ça toute seule. Maintenant file avant que j’te change en grenouille. T’y ressembles déjà, d’ailleurs. »
Elle fit demi-tour, remonta prestement ses jupes et fonça comme une dératée vers sa chaumière.
Lord Kasqueth était de ces malveillants de la pire espèce qui se réjouissent du malheur d’autrui. Il s’y entendait pour ça.
« On est bien ici, non ? » fit-il.
Nounou Ogg réfléchit. « Mis à part ce pilori, vous voulez dire ? répondit-elle.
— Je suis insensible à tes viles flatteries, dit le duc. Je fais fi de tes artifices sournois. Tu vas subir la question, je voulais que tu le saches. »
Il n’obtint pas l’effet escompté. Nounou faisait le tour de la basse-fosse d’un œil vaguement curieux.
« Et ensuite tu seras brûlée, dit la duchesse.
— D’accord, fit Nounou.
— D’accord ?
— Ben, c’est qu’y fait sacrément froid là-dedans. C’est quoi, cette espèce de grand placard avec des pointes ? »
Le duc tremblait. « Aha, fit-il. À présent tu comprends, hein ? Ceci, ma petite dame, c’est la Vierge de fer. C’est tout nouveau. Tu ferais bien…
— J’peux faire un tour dedans ?
— Tes supplications tombent dans l’oreille d’un s… » La voix du duc s’éteignit. Son tic se mit en branle.
La duchesse se pencha pour approcher sa grosse face rougeaude à dix centimètres du nez de Nounou.
« Cette insouciance t’amuse, siffla-t-elle, mais je vais bientôt t’apprendre à rire, moi !
— Pas la peine, je sais déjà », répliqua Nounou.
La duchesse promena amoureusement son doigt sur un plateau d’outils. « C’est ce que nous allons voir, dit-elle en saisissant une paire de pinces.
— Et ne crois surtout pas que tes amis vont venir à ton secours, dit le duc qui transpirait malgré la fraîcheur du lieu. Nous sommes les seuls à détenir les clés de ce cachot. Ha, ha. Tu serviras d’exemple à tous ceux qui répandent des rumeurs désobligeantes à mon sujet. Ne proteste pas de ton innocence ! J’entends continuellement les voix, elles mentent… »
La duchesse l’agrippa sauvagement par le bras. « Assez, grinça-t-elle. Venez, Léonal. Laissons-la méditer un moment sur son sort.
— … les visages… des mensonges éhontés… je n’y étais pas, et d’ailleurs, il est tombé tout seul… mon porridge, trop salé… » murmura le duc qui vacillait sur ses jambes.
La porte claqua derrière eux. Des serrures cliquetèrent et des verrous coulissèrent sourdement.