« MAINTENANT, FAUT VRAIMENT QUE J’Y AILLE. » Il fit demi-tour, se mit la faux sur l’épaule et se dirigea vers le mur pour sortir de la salle.
« Dites ? Attendez ! » s’écria Vérence qui lui courut après.
La Mort ne tourna pas la tête. Vérence le suivit à travers le mur ; c’était comme marcher dans du brouillard.
« C’est tout ? demanda-t-il. Je veux dire, combien de temps je vais rester un fantôme ? Pourquoi je suis un fantôme ? Vous ne pouvez pas me laisser comme ça ! » Il s’arrêta et brandit un doigt impérieux, légèrement transparent. « Stop ! Je vous l’ordonne ! »
La Mort secoua tristement la tête et traversa le mur suivant. Le roi se dépêcha dans son sillage avec toute la dignité qu’il pouvait encore rassembler, et il le trouva qui tripotait les sangles d’un gros cheval blanc debout sur les remparts. L’animal mangeait dans une musette.
« Vous ne pouvez pas me laisser comme ça ! » répéta-t-il malgré l’évidence.
La Mort se tourna vers lui.
« SI, JE PEUX, dit-il. VOUS ÊTES UN NON-MORT, VOUS VOYEZ. LES FANTÔMES HABITENT UN MONDE ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS. CE N’EST PAS MOI QUI M’EN OCCUPE. » Il tapota le roi sur l’épaule. « NE VOUS INQUIÉTEZ PAS, dit-il, ÇA NE DURERA PAS UNE ÉTERNITÉ.
— Bon.
— ÇA VOUS PARAÎTRA PEUT-ÊTRE UNE ÉTERNITÉ.
— Combien de temps ça va vraiment durer ?
— JUSQU’À CE QUE VOUS AYEZ ACCOMPLI VOTRE DESTIN, JE PRÉSUME.
— Et comment je vais savoir ce qu’est mon destin ? fit le roi, au désespoir.
— LÀ, JE NE PEUX PAS VOUS AIDER. JE REGRETTE.
— Allez, comment je peux le savoir ?
— CES CHOSES-LA, EN GÉNÉRAL, SONT UN JOUR OU L’AUTRE ÉVIDENTES, À CE QUE J’AI COMPRIS, dit la Mort qui bondit en selle.
— Et jusqu’à quand je dois hanter ce château ? » Le roi Vérence considéra autour de lui les remparts livrés aux courants d’air. « Tout seul, j’imagine. Personne ne me verra ?
— OH, SI, CEUX QUI ONT DES DISPOSITIONS DE MÉDIUM, LES PARENTS PROCHES, ET LES CHATS, ÉVIDEMMENT.
— J’ai horreur des chats. »
La figure de la Mort se figea un peu plus, si possible. La lueur bleue dans ses orbites étincela rouge l’espace d’un instant.
« JE VOIS », dit-il. Le ton laissait entendre que le trépas était trop bon pour qui avait horreur des chats. « VOUS AIMEZ LES TRÈS GROS CHIENS, J’IMAGINE.
— À vrai dire, oui. » Le roi contempla tristement l’aube. Ses chiens. Ils allaient vraiment lui manquer. Et la journée s’annonçait si bonne pour la chasse.
Il se demanda si les fantômes chassaient. Peu probable, se dit-il. Pas plus qu’ils ne mangeaient ni ne buvaient d’ailleurs, et ça, c’était vraiment déprimant. Il aimait les grands banquets bruyants et il avait lampé[1] plus d’une pinte de bonne bière. Et de mauvaise, à la réflexion. La plupart du temps, il n’avait jamais su faire la différence avant le lendemain matin.
Il flanqua un coup de pied découragé à une pierre et nota avec mélancolie qu’il passait carrément au travers. Pas de chasse, de beuveries, de ripailles, pas de ribotes, pas de fauconnerie… Il lui vint à l’esprit que les plaisirs de la chair se restreignaient sans la chair. Soudain, la vie ne valait plus d’être vécue. Le fait qu’il ne la vive pas ne lui apportait aucun réconfort.
« CERTAINS AIMENT ÇA, LA CONDITION DE FANTÔME, dit la Mort.
— Hmm ? fit Vérence, sinistre.
— ÇA N’EST PAS SI AFFREUX, JE PENSE. ILS VOIENT COMMENT S’EN SORTENT LEURS DESCENDANTS. PARDON ? QU’EST-CE QUI VOUS PREND ? »
Mais Vérence avait disparu dans le mur.
« NE VOUS GÊNEZ PAS POUR MOI, JE VOUS EN PRIE », bougonna la Mort. Il jeta autour de lui un regard capable de voir dans le temps, dans l’espace et dans l’âme humaine, et nota un glissement de terrain très loin en Klatch, un ouragan en Terres d’Howonda, une peste à Hergen.
« LE BOULOT, LE BOULOT », marmotta-t-il, et il éperonna son cheval qui décolla dans le ciel.
Vérence courut à travers les murs de son château. Ses pieds touchaient à peine le sol – en fait, l’inégalité du sol faisait qu’ils ne le touchaient parfois pas du tout.
En tant que roi, il avait l’habitude de traiter les serviteurs comme s’ils n’existaient pas, et leur courir à travers revenait à peu près au même. La seule différence, c’est qu’ils ne s’écartaient pas.
Vérence arriva à la nourrisserie, vit la porte enfoncée, les draps qui traînaient…
Entendit le bruit des sabots. Il gagna la fenêtre, vit son propre cheval franchir à fond de train le portail ouvert entre les brancards du carrosse. Le martèlement des sabots retentit encore un moment sur les pavés, renvoyé par l’écho, puis mourut.
Le roi frappa l’appui de la fenêtre et son poing s’enfonça d’une main dans la pierre.
Il s’élança alors dans le vide, sans daigner se soucier de la chute, descendit, moitié volant, moitié courant, à travers la cour et pénétra dans les écuries.
Vingt secondes lui suffirent pour constater qu’à la longue liste des choses interdites aux fantômes il fallait ajouter l’équitation. Il réussit bien à monter en selle, ou du moins à chevaucher du vide juste au-dessus, mais lorsque le cheval finit par s’emballer, terrifié au-delà de toute expression par les choses mystérieuses qui se passaient derrière ses oreilles, Vérence se retrouva assis à califourchon sur un mètre cinquante de rien.
Il voulut courir et parvint au portail avant que l’air autour de lui ne s’épaississe jusqu’à la consistance du goudron.
« Vous ne pouvez pas, fit une voix triste et vieille derrière lui. Il faut rester là où vous avez été tué. Hanter, c’est ça. Croyez-moi. J’en sais quelque chose. »
Mémé Ciredutemps marqua une pause, un deuxième petit pain à mi-chemin de sa bouche.
« Y a quelque chose qui vient, dit-elle.
— Vous avez des picotements dans les pouces ? » demanda sérieusement Magrat. Elle avait beaucoup appris sur la sorcellerie dans les livres.
« Des picotements dans les oreilles », répondit Mémé. Elle leva les sourcils à l’intention de Nounou Ogg. La vieille Bobonne Plurniche avait fait une excellente sorcière dans son genre, mais bien trop fantaisiste. Trop de fleurs, d’idées romantiques et tout ça.
L’éclair suivant montra la lande qui s’étendait jusqu’à la forêt plus bas, mais la pluie sur la terre chaude d’été avait peuplé l’espace de spectres de brume.
« Un galop de cheval ? fit Nounou Ogg. Personne monterait ici à une heure pareille. »
Magrat fouilla les alentours d’un œil angoissé. Ici et là sur la lande se dressaient d’immenses menhirs dont les origines se perdaient dans la nuit des temps et qui menaient, disait-on, leurs propres vies ambulantes. Elle frissonna.
« Qu’est-ce qu’il y a à craindre ? parvint-elle à dire.
— Nous », répondit Mémé Ciredutemps avec suffisance.
Le galop se rapprocha, ralentit. Puis d’entre les bouquets d’ajoncs émergea en ferraillant le carrosse dont les chevaux ne tenaient debout que par leurs harnais. Le cocher bondit à terre, courut à la portière, prit un gros paquet à l’intérieur et fonça en direction du trio.
Il avait parcouru la moitié de la distance sur la tourbe humide lorsqu’il s’arrêta et fixa Mémé Ciredutemps d’un air horrifié.
« Ça va », dit-elle dans un murmure qui retentit au milieu des grondements de la tempête aussi clairement qu’une cloche.
Elle fit quelques pas dans sa direction et un éclair fort à propos lui permit de regarder directement dans les yeux de l’homme. Ils avaient cette fixité typique, pour qui détenait la Connaissance, de ceux qui ne regardent plus rien en ce monde.