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Elle se rendit à sa table de travail afin d’examiner ce qu’elle appelait – timidement et jamais devant Mémé – les Outils de la Profession. Il y avait là le couteau à manche blanc, utilisé dans la préparation d’ingrédients magiques. Puis le couteau à manche noir, destiné aux applications magiques proprement dites ; Magrat y avait gravé tellement de runes sur le manche qu’il menaçait à tout moment de s’ouvrir en deux. Des outils assurément puissants mais…

Elle secoua la tête à contrecœur, gagna le buffet de la cuisine et sortit le couteau à pain. Quelque chose lui disait qu’en pareille circonstance une fille ne pouvait trouver meilleur ami qu’un bon couteau à pain bien affûté.

* * *

« Moi, je vois, fit Nounou Ogg, quelque chose qui commence par P. »

Le fantôme du roi fit d’un regard las le tour du cachot. « Pincettes, suggéra-t-il.

— Non.

— Poucettes ?

— C’est joli, comme nom. C’est quoi ?

— Un genre de vis qui écrase les pouces. Regardez, fit le roi.

— C’est pas ça, dit Nounou.

— Poire d’angoisse, proposa-t-il, désespéré.

— J’sais même pas ce que c’est. » Le roi, obligeant, montra l’objet sur le plateau puis expliqua en quoi ça consistait.

— Pas du tout, fit Nounou.

— Brodequins de supplice au rouge ?

— Ça, c’est un B, et j’trouve que vous connaissez un peu trop bien ces noms-là, fit sèchement Nounou. Vous êtes sûr de pas vous en être servi de votre vivant ?

— Absolument, Nounou, protesta le fantôme.

— Les petits garçons qui disent des mensonges se retrouvent dans un endroit très désagréable, le prévint Nounou.

— Lady Kasqueth les a presque tous fait installer elle-même, c’est la vérité », dit le roi au désespoir ; il se sentait en position suffisamment précaire pour ne pas devoir s’inquiéter en plus d’endroits désagréables.

Nounou renifla. « Bon, d’accord, fit-elle, un brin adoucie. C’était : pinces.

— Mais pinces, c’est pareil que pincet… » commença le roi qui s’arrêta à temps. Durant sa vie d’adulte, aucun homme, bête ni combinaison des deux ne lui avait fait peur, mais la voix de Nounou ranimait de vieux souvenirs de salle de classe et de nourricerie, d’une existence passée à obéir aux ordres stricts de dames sévères en jupes longues, et d’une nourriture – dans les gris et les bruns – qui avait l’air indigeste à l’époque mais lui évoquait aujourd’hui une lointaine ambroisie.

« Ça fait cinq pour moi, fit joyeusement Nounou.

— Ils vont bientôt revenir, dit le roi. Vous êtes sûre que ça ira ?

— Si ça va pas, est-ce que j’peux attendre une aide de votre part ? » lança Nounou.

Lui répondit le bruit des verrous qu’on tirait.

* * *

Il y avait déjà un attroupement devant le château lorsque le balai de Mémé atterrit en cahotant. La foule se tut en la voyant approcher à grands pas et s’écarta pour lui laisser le passage. Elle tenait un panier de pommes sous le bras.

« Y a une sorcière dans les oubliettes, chuchota quelqu’un à Mémé. Et des tortures affreuses, à ce qu’on dit !

— Des bêtises ! fit Mémé. Impossible. J’pense que Nounou est seulement allée mettre le roi au courant, quelque chose comme ça.

— Paraît que Jason Ogg est parti chercher ses frères, dit un marchand de plein air avec crainte et respect à la fois.

— Je vous conseille vraiment de tous rentrer chez vous, fit Mémé Ciredutemps. Y a sûrement eu malentendu. Tout le monde sait qu’on peut pas retenir une sorcière contre sa volonté.

— L’a dépassé les bornes, c’te fois, dit un paysan. Les maisons brûlées, les taxes et maintenant ça. C’est de vot’faute à vous, les sorcières. Faut qu’ça cesse. J’connais mes droits.

— Qui sont ? demanda Mémé.

— Vêture, mucune en ordinaire, gouaille, rogatons, spergule, fétuque et cuscute, répondit vivement le paysan. Glandage une année sur deux et le droit d’élever deux tiers de chèvre sur les communaux. Avant qu’il y flanque le feu. Une sacrée bonne chèvre, en plus d’ça.

— On peut aller loin quand on connaît ses droits comme vous, dit Mémé. Mais maintenant faut rentrer chez soi. »

Elle se retourna et considéra les portes. Deux gardes très inquiets étaient de faction. Elle s’en approcha et lança un regard au premier.

« Je suis une vieille marchande de pommes inoffensive, dit-elle d’une voix mieux indiquée pour ouvrir les hostilités dans une guerre à moyenne portée. Laisse-moi passer, je te prie, mon mignon. » Ce dernier mot avait le tranchant d’une lame.

« Personne doit entrer dans le château, dit le garde. Ordre du duc. »

Mémé haussa les épaules. Le coup de la marchande de pommes n’avait à sa connaissance marché qu’une seule fois dans toute l’histoire de la sorcellerie, mais ça restait un procédé traditionnel.

« J’te connais, Champett Poldy, dit-elle. Je m’souviens d’avoir envoyé ton grand-père au tapis et toi, de t’avoir mis au monde. » Elle jeta un coup d’œil à l’attroupement qui s’était reformé un peu plus loin et se retourna vers le garde dont la figure se tordait déjà en un masque de terreur. Elle se pencha un peu plus près de lui. « Je t’ai flanqué ta première bonne correction dans cette vallée d’larmes et, par tous les dieux, si tu m’contraries au jour d’aujourd’hui, j’vais aussi t’flanquer ta dernière. »

Il y eut un léger bruit de métal lorsque la pique échappa aux doigts tremblants du garde. Mémé avança la main et tapota d’un geste rassurant l’épaule de l’homme tout effaré. « Mais t’inquiète pas, ajouta-t-elle. Prends donc une pomme. »

Elle voulut faire un pas, et une deuxième pique lui barra le chemin. Elle leva les yeux avec intérêt.

L’autre sentinelle n’était pas un Béliérin mais un mercenaire de la ville engagé pour grossir les rangs des gardes dont le nombre avait diminué ces dernières années. Sa figure était un patchwork de tissu cicatriciel. Plusieurs balafres s’ordonnèrent entre elles et dessinèrent ce qui pouvait passer pour un sourire.

« Alors c’est ça, la magie de sorcière ? fit l’homme. Pas fameux. Ça fait peut-être peur à ces crétins de bouseux, ma p’tite dame, mais pas à moi.

— J’imagine qu’il en faut beaucoup pour faire peur à un gars grand et fort comme toi, dit Mémé qui porta la main à son chapeau.

— Et faut pas essayer de m’flanquer la frousse non plus. » Le garde regardait droit devant lui et se balançait doucement sur la pointe des pieds. « Des vieilles dames comme vous, embobiner l’monde. Ça devrait pas être permis, comme on dit.

— À ton aise, fit Mémé qui écarta la pique.

— Écoutez, j’ai dit… » commença le garde en agrippant l’épaule de Mémé. La main de la sorcière vola si vite qu’elle parut à peine bouger, mais soudain l’homme s’étreignit le bras et gémit.

Mémé replanta l’aiguille dans son chapeau et se sauva à toutes jambes.

* * *

« Nous allons commencer, fit la duchesse avec un regard mauvais, par la Présentation des Instruments.

— J’les ai vus, dit Nounou. Du moins tous ceux qui commencent par P, S, I, T et C.

— Alors voyons combien de temps vous allez garder ce ton badin. Allumez le brasero, Kasqueth, ordonna sèchement la duchesse.

— Allume le brasero, fou », commanda le duc.

Le fou s’approcha lentement. Il ne s’attendait pas à ça. Torturer des gens n’était inscrit nulle part dans son agenda mental. Faire du mal à des vieilles dames de sang-froid, ce n’était pas sa tasse de thé, et faire du mal à des sorcières de sang à n’importe quelle température, ça n’avait rien d’un banquet complet à douze services. Les mots, il avait dit. Tout ça devait entrer dans la rubrique des bâtons et des cailloux.