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« Je n’aime pas faire ça, murmura-t-il tout bas.

— Bien, dit Nounou qui avait une ouïe excellente. Je m’en souviendrai, que t’as pas aimé ça.

— De quoi ? fit vivement le duc.

— Rien, répondit Nounou. Ça va être long ? J’ai pas pris mon petit-déjeuner. »

Le fou gratta une allumette. Il y eut une toute petite perturbation atmosphérique à côté de lui, et elle s’éteignit. Il jura et en gratta une autre. Cette fois, ses mains tremblantes réussirent à l’amener jusqu’au brasero où elle vacilla avant d’être soufflée à son tour.

« Dépêche-toi, mon vieux ! lança la duchesse qui préparait un plateau d’ustensiles.

— Ça n’a pas l’air de vouloir s’allumer… » marmonna le fou tandis qu’une troisième allumette palpitait d’une flamme fugitive et mourait.

Le duc arracha la boîte à ses doigts tremblants et lui balança une main pleine de bagues en travers de la figure.

« N’obéira-t-on jamais à mes ordres ? brailla-t-il. Espèce d’indécis ! Mollasson ! Donne-moi la boîte ! »

Le fou recula. Quelqu’un qu’il ne voyait pas lui chuchotait dans le creux de l’oreille des mots qu’il avait du mal à comprendre.

« Remonte dans le couloir, cracha le duc, et veille à ce qu’on ne nous dérange pas ! »

Le fou trébucha contre la dernière marche en haut de l’escalier, se retourna et, sur un dernier regard implorant vers Nounou, passa la porte en gambadant. Il faisait un peu le clown, par habitude.

« Le feu n’est pas vraiment indispensable, dit la duchesse. Ce n’est qu’un accessoire. Maintenant, femme, vas-tu avouer ?

— Avouer quoi ? fit Nounou.

— C’est de notoriété publique. Trahison. Sorcellerie maligne. Asile aux ennemis du roi. Vol de la couronne… »

Un tintement leur fit baisser les yeux. Une dague tachée de sang venait de tomber de l’établi, comme si l’on avait voulu la prendre mais que la force avait manqué pour la tenir. Nounou entendit le fantôme du roi pester entre cuir et chair, ou ce qui lui en tenait lieu.

« …et propagation de fausses rumeurs, termina la duchesse.

— …du sel dans mes plats… » fit le duc, nerveux, en regardant fixement les bandages de sa main. Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression qu’il y avait une quatrième personne dans le cachot.

« Si tu avoues, dit la duchesse, tu seras simplement condamnée au bûcher. Et, s’il te plaît, épargne-nous tes plaisanteries.

— Quelles fausses rumeurs ? »

Le duc ferma les yeux, mais les visions persistaient.

« À propos de la mort accidentelle de feu le roi Vérence », murmura-t-il d’une voix rauque. Un nouveau tourbillon d’air se produisit.

Nounou gardait la tête penchée de côté, comme à l’écoute d’une voix qu’elle seule entendait. Sauf que le duc était sûr d’entendre lui aussi quelque chose, pas exactement une voix, plutôt comme le soupir lointain du vent.

« Oh, moi, j’sais rien de faux, dit-elle. J’sais que vous l’avez poignardé, et que vous, duchesse, vous lui avez donné la dague. Ça s’est passé en haut de l’escalier. » Elle marqua une pause, la tête penchée, puis opina avant d’ajouter : « Tout à côté de l’armure avec la lance, et vous avez même dit : « Puisqu’il faut l’faire, autant l’faire vite », quelque chose comme ça. Après, vous avez arraché la dague du roi, celle qu’est maintenant là par terre, de sa ceinture et…

— Tu mens ! Il n’y avait pas de témoins. Nous avons fait…

Il n’y avait rien à voir ! J’ai entendu quelqu’un dans le noir, mais il n’y avait personne ! Personne n’a pu voir quoi que ce soit ! » hurla le duc. Sa femme lui jeta un regard mauvais.

« Fermez-la donc, Léonal, dit-elle. Entre ces quatre murs, nous pouvons nous dispenser de toutes vos protestations, je pense.

— Qui lui a dit ? Vous lui avez dit ?

— Et calmez-vous. Personne ne lui a dit. C’est une sorcière, bon sang, ces choses-là, elles les découvrent toutes seules. La seconde vision ou je ne sais quoi.

— Seconde vue, Fit Nounou.

— Dont tu ne vas plus jouir très longtemps, ma petite dame, à moins de nous dire qui d’autre est au courant, et même de nous prêter ton concours pour certaines affaires, lança la duchesse d’un ton sinistre. Et tu vas te soumettre, crois-moi. Je suis une experte. »

Nounou fit de l’œil le tour du cachot. Il commençait à y avoir foule. Le roi Vérence éclatait d’une telle vigueur furieuse qu’il en devenait presque visible ; il essayait avec rage d’empoigner un couteau. Mais la sorcière voyait d’autres formes derrière lui, des formes tremblotantes, brisées, pas exactement des fantômes mais des souvenirs incrustés dans le matériau même des murs par la douleur et la terreur absolues.

« Ma dague ! Les salauds ! Ils m’ont tué avec ma propre dague ! fit silencieusement le fantôme du roi Vérence qui leva ses bras transparents et implora le monde infernal dans son ensemble d’être témoin de cette ultime humiliation. Donnez-moi la force…

— Oui, dit Nounou. Ça vaut le coup d’essayer.

— Et maintenant, nous allons commencer », fit la duchesse.

* * *

« Quoi ? lança le garde.

— J’AI DIT : je viens vendre mes jolies pommes, répéta Magrat. Vous écoutez pas ?

— Y aurait donc une vente ? » Le garde était terriblement nerveux depuis qu’on avait transporté son collègue à l’infirmerie. Il n’avait pas pris ce boulot pour tomber sur ce genre d’histoires.

Il comprit d’un coup.

« Vous seriez pas une sorcière, des fois ? fit-il en tripatouillant maladroitement sa pique.

— Bien sûr que non. J’en ai l’air ? »

Le garde regarda les bracelets magiques, la cape doublée, les mains tremblantes et la figure. La figure était particulièrement inquiétante. Magrat avait abusé de la poudre pour obtenir un teint pâle et avantageux. La combinaison avec le mascara badigeonné copieusement donnait au garde l’impression d’observer deux mouches qui venaient de s’écraser dans un bol de sucre. Il s’aperçut que ses doigts voulaient faire un signe pour conjurer le fard à paupières maléfique.

« C’est vrai », dit-il sans grande assurance. Son cerveau étudiait péniblement le problème. C’était une sorcière. Ces derniers temps, beaucoup de bruits circulaient sur les sorcières, prétendument mauvaises pour la santé. On lui avait ordonné de ne pas les laisser passer, mais personne n’avait parlé des marchandes de pommes. Les marchandes de pommes ne posaient pas de problème, elles. Le problème, c’était les sorcières. Marchande de pommes, elle avait dit, et il n’allait pas mettre en doute la parole d’une sorcière.

Satisfait de sa logique, il se rangea de côté et eut un geste large du bras.

« Passez, marchande de pommes, dit-il.

— Merci, fit Magrat d’une voix douce. Vous en voulez une ?

— Non, merci. J’ai pas fini celle que l’autre sorcière m’a donnée. » Ses yeux roulèrent dans leurs orbites. « Non, pas sorcière. Pas sorcière, marchande de pommes. Oui, marchande de pommes. C’est elle qui l’a dit, alors…

— C’était y a longtemps ?

— Quelques minutes… »

Mémé Ciredutemps n’était pas perdue. Pas son genre, de se perdre. Mais à cet instant, si elle connaissait parfaitement sa position à elle, elle ignorait où se trouvait partout ailleurs. Elle venait une fois de plus de déboucher dans les cuisines, déclenchant une dépression nerveuse chez le cuisinier qui s’efforçait de rôtir un peu de céleri. Le fait que plusieurs personnes aient voulu lui acheter des pommes n’arrangeait pas l’humeur de la sorcière.