Magrat parvint à la grand-salle, déserte à cette heure de la journée hormis deux gardes qui jouaient aux dés. Ils portaient le tabard de la garde personnelle de Kasqueth et arrêtèrent leur partie dès qu’elle apparut.
« Oui, oui, fit l’un avec un regard concupiscent. Viens donc nous tenir compagnie, ma jolie[12].
— Je cherche les cachots, dit Magrat pour qui les mots “harcèlement sexuel” n’étaient qu’une suite de syllabes sans signification.
— Tiens donc, fit le garde en clignant de l’œil au collègue. M’est avis que là, on peut t’aider. » Ils se mirent debout et l’encadrèrent ; elle eut conscience de deux mentons façon grattoirs pour allumettes et d’une odeur suffocante de bière rance. Des signaux frénétiques émis depuis des zones périphériques de son cerveau entreprirent de démolir sa croyance dure comme fer que les mauvais coups n’arrivaient qu’aux mauvaises gens.
Elle descendit ainsi escortée plusieurs volées de marches, puis s’engagea dans un dédale de passages voûtés humides et froids tandis qu’elle cherchait en hâte une façon polie de se débarrasser des deux hommes.
« Je vous préviens, dit-elle, j’suis pas comme j’en ai l’air une simple marchande de pommes.
— Tiens donc.
— J’suis en réalité une sorcière. »
Ce qui ne produisit pas l’effet escompté. Les gardes échangèrent un coup d’œil.
« D’accord, fit l’un. Je m’suis toujours demandé comment c’était d’embrasser une sorcière. D’après ce qui s’raconte dans l’pays, on se change en grenouille. »
L’autre garde lui donna un coup de coude. « M’est avis, alors, fit-il de la voix lente et moelleuse du gars qui va placer une réplique qu’il estime du plus haut comique, que t’en as embrassé une y a des années. »
Le rire gras s’interrompit brusquement lorsque Magrat fut jetée contre le mur et s’offrit un gros plan sur les narines du garde.
« Maintenant, tu vas m’écouter, ma mignonne, dit-il. T’es pas la première sorcière qu’on amène ici, si t’es une sorcière, mais avec d’la chance tu pourras p’t-être repartir. Si t’es gentille avec nous, t’vois ? »
Un hurlement bref, aigu, se fit entendre non loin.
« Ça, t’vois, fit le garde, c’est une sorcière qui passe un sale quart d’heure. Tu pourrais nous faire une ’tite faveur, t’vois ? T’as d’la chance d’être tombée sur nous, sans blague. »
Sa main baladeuse s’arrêta dans son exploration. « C’est quoi, ça ? cracha-t-il à la figure blême de Magrat. Un couteau ?
Un couteau ? M’est avis que l’affaire est sérieuse, tu crois pas, Hron ?
— Faut lui attacher les mains et la bâillonner, se hâta de conseiller Hron. Elles peuvent pas faire de magie si on les empêche de parler et de bouger les mains…
— Retirez vos pattes de cette femme ! »
Tous trois regardèrent dans le couloir et reconnurent le fou. Il tintinnabulait de rage.
« Laissez-la partir tout de suite ! s’écria-t-il. Ou je vous dénonce !
— Oh, tu vas nous dénoncer, hein ? fit Hron. Et tu crois qu’on va t’écouter, espèce de petit crétin couleur de cérumen ?
— C’est une sorcière qu’on a là, dit l’autre garde. Alors va donc sonner tes cloches ailleurs. » Il se retourna vers Magrat. « J’aime les filles marrantes », dit-il abusivement, comme il allait le découvrir.
L’importun s’avança avec la témérité du fou furieux en phase terminale.
« Je vous ai dit de la laisser partir », répéta-t-il.
Hron dégaina son épée et fit un clin d’œil à son compagnon.
Magrat cogna. Il s’agissait d’un coup non prémédité, instinctif, dont la force devait beaucoup au poids des bagues et des bracelets ; elle détendit le bras en un arc de cercle qui s’acheva sur la mâchoire de son ravisseur, lequel pirouetta deux fois sur lui-même avant de s’affaisser en vrac dans un petit soupir, la joue, entre parenthèses, estampée de plusieurs symboles cabalistiques.
Hron le regarda bouche bée, puis se tourna vers Magrat. Il brandit son épée à peu près au moment où le fou lui rentra dedans, et les deux hommes s’écroulèrent en un tas gesticulant. Comme la plupart des petits, le fou comptait sur sa charge furieuse initiale pour s’assurer un avantage mais ne savait pas comment le garder, et l’affaire aurait mal tourné pour lui si Hron n’avait soudain pris conscience qu’on lui appuyait un couteau à pain sur le cou.
« Lâchez-le », fit Magrat en se repoussant les cheveux des yeux.
Le garde se raidit. « Vous vous demandez si j’vous trancherais vraiment la gorge, haleta-t-elle. J’sais pas non plus. On pourrait le découvrir ensemble, c’est ça qui serait amusant, non ? »
Elle baissa l’autre main et releva le fou par le col.
« Il venait d’où, ce cri ? demanda-t-elle sans quitter le garde des yeux.
— De par là-bas. Ils l’ont emmenée dans le cachot de torture, et moi je n’aime pas ça, ça va trop loin. Je n’ai pas pu entrer, alors je suis venu chercher de l’aide…
— Ben, vous m’avez trouvée, dit Magrat.
« Vous, reprit-elle à l’intention de Hron, vous allez rester là. Ou vous sauver, ça m’est bien égal. Mais vous allez pas nous suivre. »
Il fit oui de la tête et les regarda s’éloigner rapidement dans le couloir. « La porte est fermée, dit le fou. On entend toutes sortes de bruits, mais la porte est fermée.
— Ben, les cachots, c’est ça, non ?
— Ils ne sont pas censés se fermer du dedans ! »
La porte était effectivement inébranlable. Le silence régnait à l’intérieur, un silence épais, actif, qui filtrait par les interstices pour se répandre dans le couloir, un silence pire que les cris.
Le fou sautait d’un pied sur l’autre tandis que Magrat examinait la surface rugueuse de la porte.
« Vous êtes vraiment une sorcière ? fit-il. Ils ont dit que vous étiez une sorcière, c’est vrai ? Vous n’avez pas l’air d’une sorcière, vous êtes très… enfin… » Il rougit. « Pas du tout comme… vous savez, toute racornie… mais très belle… » Sa voix traîna, puis se tut…
Je suis parfaitement maîtresse de la situation, se disait Magrat. Jamais je n’aurais cru ça possible, mais je pense tout à fait clairement.
Et elle se rendit compte tout à fait clairement que son rembourrage lui avait glissé jusqu’à la taille, que sa tête donnait l’impression d’avoir hébergé une nichée d’oiseaux fâchés avec l’hygiène et que son fard à paupières avait moins coulé que dévalé la pente. Sa robe était déchirée çà et là, ses jambes égratignées, ses bras couverts de bleus, et pourtant elle se sentait aux anges.
« Je crois qu’il vaut mieux reculer, Vérence, dit-elle. J’sais pas trop comment ça va marcher. »
Il y eut une brève inspiration.
« Comment vous savez mon nom ? »
Magrat saisit la porte. Le chêne était vieux, plusieurs fois centenaire, mais elle sentit un tout petit peu de sève sous une patine que les ans avaient durcie comme de la pierre. Normalement, ce qu’elle avait en tête nécessitait une journée entière de préparation et un plein sac d’ingrédients exotiques. Du moins, c’est ce qu’elle avait toujours cru. Aujourd’hui elle ne demandait qu’à en douter. Quand on faisait apparaître des démons d’une lessiveuse, on était capable de tout.
Elle eut conscience que le fou avait parlé. « Oh, j’ai dû l’entendre quelque part, répondit-elle distraitement.
12
Personne ne sait pourquoi les hommes sortent des choses pareilles. Sous peu, il va sûrement dire qu’il aime les filles marrantes.