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— Ça m’étonnerait, je ne m’en sers jamais. Je veux dire, c’est un nom que le duc n’aime pas trop. C’est ma maman, vous voyez. Les mamans aiment bien donner aux enfants des noms de rois, j’imagine. Mon grand-père disait que je n’aurais pas dû porter un nom pareil et aussi que je ne devrais pas m’amuser à… »

Magrat hochait la tête. Elle promenait sur le tunnel humide un œil de professionnelle.

Pas encourageant, le tunnel. Les vieilles planches de chêne ne connaissaient rien d’autre que cette obscurité souterraine depuis des lustres, loin du rythme des saisons…

D’un autre côté… Mémé avait dit que tous les arbres n’en formaient plus ou moins qu’un, quelque chose comme ça. Magrat croyait comprendre mais ne savait pas exactement ce que ça voulait dire. Et c’était le printemps, là-haut. Le fantôme de vie encore présent dans le bois devait être au courant. Ou s’il l’avait oublié, il fallait le lui apprendre.

Elle reposa ses paumes à plat sur le battant et ferma les yeux, s’efforça par la pensée de franchir la pierre, de sortir du château et de plonger dans la terre maigre et noire des montagnes, dans l’air, dans la lumière du soleil…

Le fou, lui, ne voyait qu’une Magrat parfaitement immobile. Puis les cheveux de la sorcière se dressèrent sur sa tête, doucement, et une odeur d’humus se répandit.

Après quoi, sans prévenir, la force qui pousse un champignon mou comme guimauve à travers quinze centimètres de pavé solide ou une anguille à travers quinze cents kilomètres d’océan vers une mare précise dans un champ sur les hauteurs, cette force monta en elle jusque dans la porte.

Elle recula prudemment, étourdie, luttant contre une envie pressante de s’enfoncer les orteils dans la roche et de produire des feuilles. Le fou la saisit, et le choc faillit le renverser.

Magrat s’affaissa contre le corps qui tintait faiblement, triomphante. Elle avait réussi ! Et sans aucun recours aux artifices ! Si seulement les autres avaient vu ça…

« Vous approchez pas de la porte, marmonna-t-elle. Je crois que je… lui en ai mis une bonne dose. » Le fou serrait toujours dans ses bras le corps en porte-toasts de la sorcière et il était trop paralysé pour articuler un mot, mais elle obtint néanmoins une réponse.

« M’est avis qu’oui, fit Mémé Ciredutemps qui sortit de l’ombre. J’y aurais jamais pensé moi-même. »

Magrat lui lança un regard interrogateur.

« Vous étiez là tout le temps ?

— Depuis quelques minutes seulement. » Elle jeta un coup d’œil à la porte. « Bonne technique, dit-elle. Mais le bois est vieux. Il a été au feu aussi, m’est avis. Beaucoup de clous en fer et de bidules là-dedans. J’vois pas comment ça marcherait. Moi, j’aurais essayé les pierres, mais… »

Un plop léger l’interrompit.

Suivi d’un autre, puis de toute une série en même temps, comme une rafale de meringues.

Derrière elle, tout doucement, des feuilles poussaient sur la porte.

Mémé la contempla quelques secondes, l’œil rond, puis croisa le regard terrifié de Magrat.

« Cours ! » hurla-t-elle.

Elles attrapèrent le fou et filèrent s’abriter derrière un pilier.

La porte émit un grincement d’avertissement. Plusieurs planches se tordirent d’une douleur végétale et une pluie d’éclats de roche s’abattit lorsque les clous, expulsés comme des épines d’une blessure, ricochèrent sur la maçonnerie. Le fou se baissa au moment où une partie de la serrure lui vrombissait au-dessus de la tête pour aller percuter le mur d’en face.

Au bas des planches germèrent des racines chercheuses blanches qui serpentèrent sur la pierre humide jusqu’à la fissure la plus proche et commencèrent à forer. Les trous de nœuds se renflèrent, éclatèrent et projetèrent brusquement des branches qui heurtèrent les moellons de l’encadrement et les culbutèrent. Le tout dans un grondement sourd, celui des cellules du bois s’efforçant de contenir l’afflux de vie brute qui battait en elles.

« Si ç’avait été moi, fit Mémé Ciredutemps tandis qu’une partie du plafond s’effondrait un peu plus loin dans le tunnel, je m’y serais pas prise comme ça. C’est pas que je trouve à redire, ajouta-t-elle au moment où Magrat ouvrait la bouche. C’est correct, comme boulot. Mais j’crois que t’as peut-être poussé un peu, c’est tout.

— Excusez-moi, intervint le fou.

— Les pierres, j’arrive pas à m’y faire, dit Magrat.

— Ben, non, les pierres, on y prend goût à la longue…

— Excusez-moi. »

Les deux sorcières le fixèrent et il recula.

« Vous n’étiez pas censées sauver quelqu’un ? demanda-t-il.

— Oh, fit Mémé. Oui. Viens, Magrat. On ferait bien de voir ce qu’elle a fabriqué.

— On a entendu des cris, insista le fou qui ne pouvait s’empêcher de juger qu’elles ne prenaient pas l’affaire assez au sérieux.

— J’dois dire, fit Mémé en l’écartant pour enjamber une racine pivotante qui se tortillait par terre, que si on m’avait enfermée, moi, dans un cul-de-basse-fosse, y aurait eu aussi des cris. »

Il y avait beaucoup de poussière dans le cachot, et dans le halo de lumière qui entourait l’unique torche Magrat distingua vaguement deux silhouettes recroquevillées dans l’angle le plus éloigné. La majeure partie du mobilier gisait sens dessus dessous, éparpillé dans tous les coins ; un mobilier dont aucun élément n’avait l’air conçu pour illustrer le dernier cri en matière de confort. Nounou Ogg attendait plutôt calmement dans ce qui avait l’air d’une espèce de pilori.

« Vous avez mis l’temps, observa-t-elle. Sortez-moi de ça, vous voulez ? J’commence à avoir des crampes. »

Et il y avait la dague.

Elle tournoyait doucement sur elle-même au milieu du local, jetait un éclat à chaque passage de la lame devant la lumière.

« Ma propre dague ! faisait le fantôme du roi d’une voix que seules les sorcières entendaient. Tout ce temps, et je ne le savais pas ! Ma propre dague ! Ces salauds m’ont bel et bien liquidé avec ma saloperie de dague ! »

Il fit un autre pas vers le couple royal en agitant l’arme. Un faible gargouillis, content de s’échapper, franchit les lèvres du duc.

« Il se débrouille bien, hein ? fit Nounou tandis que Magrat l’aidait à sortir de son carcan.

— C’est pas le vieux roi, ça ? Ils le voient pas ?

— J’crois pas. »

Le roi Vérence titubait légèrement sous le poids. Il était trop vieux pour jouer les esprits frappeurs ; c’était bon pour les adolescents…

« Attendez un peu que j’empoigne ça, dit-il. Oh, merde… »

Le couteau glissa de la prise molle du spectre et tomba par terre avec un bruit métallique. Mémé Ciredutemps s’avança promptement et posa le pied dessus.

« Les morts doivent pas tuer les vivants, dit-elle. Ça pourrait créer un machin, là, comment on dit ? oui, un dangereux précédent. Et puis d’abord, vous seriez bien plus nombreux que nous. »

La duchesse émergea la première de sa terreur. Après les couteaux voltigeurs et les explosions de portes, voilà que ces femmes la défiaient dans ses propres cachots. Elle ne savait pas vraiment comment réagir aux manifestations surnaturelles, mais elle avait des idées très arrêtées sur la façon d’aborder la dernière.

Sa bouche s’ouvrit comme l’entrée d’un enfer tout rouge.

« À la garde ! glapit-elle, et elle aperçut le fou près de la porte. Fou ! Va quérir les gardes !

— Ils sont occupés. On les quitte à l’instant, dit Mémé. Qui de vous deux est l’duc ? »

Kasqueth, à demi accroupi dans son coin, leva sur elle des yeux fixes atteints de conjonctivite. Une petite goutte de salive lui perla à la commissure des lèvres, et il gloussa.