Mémé regarda de plus près. Au centre des yeux larmoyants il y avait autre chose qui la regardait aussi. « J’vais pas vous donner d’explication, dit-elle calmement. Mais ça serait mieux pour vous de quitter le pays. D’abdiquer, un truc comme ça.
— En faveur de qui ? lança la duchesse, glaciale. D’une sorcière ?
— Je refuse, fit le duc.
— Qu’est-ce que vous dites ? »
Le duc se remit debout, brossa un peu de poussière de ses vêtements et dévisagea Mémé. La froideur au centre de ses pupilles avait grandi.
« Je dis que je refuse, répéta-t-il. Crois-tu que de malheureux tours de passe-passe vont me faire peur ? Je suis roi par droit de conquête, et tu n’y peux rien changer. C’est aussi simple que ça, sorcière. »
Il se rapprocha.
Mémé ne le quittait pas des yeux. Elle n’avait encore jamais rien affronté de ce genre. L’homme était manifestement dément, mais au cœur de sa démence on devinait une logique froide, un noyau de pure glace interstellaire au sein de la fournaise. Elle l’avait cru fragile sous une fine carapace de solidité, mais il fallait voir beaucoup plus loin. Quelque part au tréfonds de son esprit, quelque part au-delà de l’horizon régulier du rationnel, la pression même de l’aliénation avait forgé sa folie en quelque chose de plus dur que le diamant.
« Si tu triomphes de moi par la magie, la magie régnera, dit le duc. Et tu ne peux pas accepter ça. Le roi que tu aiderais à monter sur le trône serait en ton pouvoir. Ensorcelé, mais pas franchement enchanté, je dirais. Ce que domine la magie, la magie le détruit. Elle te détruirait, toi aussi. Tu le sais bien. Ha. Ha. »
Les jointures de Mémé blanchirent lorsqu’il se rapprocha encore.
« Tu pourrais m’abattre, dit-il. Et tu me trouverais peut-être un remplaçant. Mais il faudrait qu’il soit vraiment fou, parce qu’il saurait que ton œil maléfique le surveille et que s’il venait à te déplaire, eh bien, il y perdrait instantanément la vie. Tu aurais beau protester tout ton soûl, il saurait qu’il règne avec ta permission. Il ne serait roi que de nom. N’est-ce pas la vérité ? »
Mémé détourna les yeux. Les deux autres sorcières hésitaient, prêtes à se baisser.
« J’ai dit : n’est-ce pas la vérité ?
— Si, fit Mémé. C’est la vérité…
— Oui.
— … mais y a quelqu’un qui pourrait te vaincre, dit lentement Mémé.
— L’enfant ? Qu’il vienne donc quand il aura grandi. Un jeune homme avec une épée, à la rencontre de son destin. » Le duc eut un sourire méprisant. « Très romanesque. Mais j’ai des années devant moi pour m’y préparer. Qu’il essaye donc. »
À côté de lui, le poing du roi Vérence fendit l’air et rata complètement son but.
Le duc se pencha toujours plus près, le nez à deux doigts de la figure de Mémé.
« Retournez à vos chaudrons, les sœurs fatales, les sœurcières », dit-il d’une voix douce.
Mémé Ciredutemps enfilait à grands pas les couloirs du château de Lancre telle une grosse chauve-souris furieuse, tandis que le rire du duc lui rebondissait en écho tout autour de la tête.
« Tu pourrais lui refiler des furoncles ou autre chose, dit Nounou Ogg. Les hémorroïdes, ça, c’est bien. C’est permis. Ça l’empêchera pas de gouverner, faudra juste qu’il gouverne debout. Ça fait toujours rire, ce truc-là. Ou alors le trou d’balle en fleur. »
Mémé Ciredutemps ne répondit rien. Si sa rage avait dégagé de la chaleur, son chapeau aurait pris feu.
« Remarque, ça le rendrait sans doute encore plus mauvais, poursuivit Nounou qui courait pour ne pas se laisser distancer. Pareil que le mal de dents. » Elle jeta un coup d’œil en coin à la figure convulsée de Mémé.
« Te tracasse pas, dit-elle. Ils m’ont pas fait grand-chose. Mais merci quand même.
— Je m’inquiète pas pour toi, Gytha Ogg, cracha Mémé. Si j’suis venue, c’est uniquement parce que Magrat s’faisait du souci. Moi, j’dis que si une sorcière est pas capable de s’débrouiller toute seule, ça vaut pas l’coup qu’elle se fasse passer pour telle.
— Magrat s’en est bien sortie avec la porte, j’ai trouvé. »
Même en proie à sa fureur obstinée, Mémé Ciredutemps se fendit d’un hochement de tête approbateur. « Elle est en progrès », convint-elle. Elle regarda de part et d’autre dans le couloir puis se pencha à l’oreille de Nounou Ogg.
« J’vais pas donner au duc le plaisir de l’dire, fit-elle, mais il nous a battues.
— Ben, j’sais pas, dit Nounou. Mon Jason et quelques gars fortiches pourraient bientôt…
— T’as vu certains d’ses gardes. C’est pas le même genre qu’avant. Ceux-là, c’est des durs.
— On pourrait donner un p’tit coup de pouce aux gars…
— Ça marcherait pas. C’est aux gens de se débrouiller tout seuls avec ces histoires-là.
— Puisque tu l’dis, Esmé, fit humblement Nounou.
— Parfaitement. La magie est là pour qu’on la domine, pas pour nous dominer. »
Nounou opina puis, se rappelant une promesse, baissa le bras et ramassa un fragment de pierre dans les gravats du tunnel.
« Je croyais que vous aviez oublié », dit le fantôme du roi près de son oreille.
Plus en arrière dans le couloir, le fou gambadait à la suite de Magrat.
« Je pourrai vous revoir ? demanda-t-il.
— Ben… j’sais pas, répondit Magrat tandis que son cœur chantait, content de lui.
— Qu’est-ce que vous dites de ce soir ? proposa le fou.
— Oh, non, répondit Magrat. J’ai beaucoup à faire, ce soir. » Elle avait prévu de se pelotonner au chaud avec un lait bouillant et les notes de Bobonne Plurniche sur l’astrologie expérimentale, mais l’instinct lui disait qu’un soupirant devait se voir opposer une forte résistance, il n’en devenait que plus ardent.
« Demain soir, alors ? insista le fou.
— Je crois que je dois me laver les cheveux, demain soir.
— Je peux me libérer vendredi soir.
— Nous, on travaille beaucoup le soir, vous savez…
— L’après-midi, alors. »
Magrat hésita. Peut-être que l’instinct se trompait. « Ben… fit-elle.
— Vers deux heures. Dans le pré, à côté de l’étang, d’accord ?
— Ben…
— Je vous verrai là-bas, alors. D’accord ? dit le fou désespérément.
— Fou ! » La voix de la duchesse rebondit en écho dans le couloir, et une ombre de terreur passa sur la figure du bouffon.
« Faut que j’y aille, dit-il. Le pré, ça va ? Je porterai quelque chose pour que vous me reconnaissiez. D’accord ?
— D’accord », répéta Magrat, hypnotisée par sa seule insistance pressante. Elle fit demi-tour et courut pour rattraper les autres sorcières.
Devant le château, c’était un vrai pandémonium. La foule présente à l’arrivée de Mémé avait considérablement grossi, elle avait franchi les portes maintenant sans gardes et entourait le donjon. La résistance passive était nouvelle à Lancre, mais les habitants en maîtrisaient déjà certains des aspects les plus élémentaires : ils agitaient des râteaux et des faucilles en l’air dans des mouvements simples de bas en haut accompagnés de grimaces et de « grr-grr ! » sauf quelques-uns qui n’avaient pas bien saisi l’idée et qui agitaient des drapeaux en poussant des vivats. Les étudiants avancés repéraient déjà les bâtiments les plus combustibles intra muros. Plusieurs marchands de pâtés en croûte chauds et de saucisses dans un petit pain avaient surgi de nulle part[13] et réalisaient de bonnes affaires. Sous peu, quelqu’un allait lancer un projectile.
13
C’est ce qu’ils font toujours et partout. Personne ne les voit arriver. L’explication logique, c’est que la franchise comprend l’éventaire, le chapeau de papier et une petite machine à remonter le temps fonctionnant au gaz.