Dans une ultime secousse il fourra le paquet dans les bras de Mémé et bascula en avant. Les plumes d’un carreau d’arbalète lui ressortaient du dos.
Trois silhouettes s’avancèrent dans la lumière du feu. Mémé leva la tête et croisa deux autres yeux, aussi glacés que les pentes de l’Enfer.
Leur propriétaire rejeta son arbalète. Une cotte de mailles étincela sous sa cape trempée lorsqu’il tira l’épée.
Il ne la brandit pas. Les yeux, qui ne quittaient pas la figure de Mémé, n’étaient pas ceux d’un homme à s’encombrer de tels gestes. C’étaient ceux d’un homme à savoir exactement à quoi servent les épées. Il tendit la main.
« Vous allez me le donner », dit-il.
Mémé écarta d’un coup sec la couverture du paquet dans ses bras et baissa le regard sur un petit visage emmailloté de sommeil.
Elle releva la tête.
« Non », dit-elle par principe.
Le soldat jeta un coup d’œil à Magrat puis à Nounou Ogg, toutes deux aussi immobiles que les menhirs de la lande.
« Vous êtes des sorcières ? » fit-il.
Mémé opina. Un éclair déchira le ciel et un buisson à cent mètres s’épanouit en une gerbe de feu. Les deux soldats derrière l’homme marmonnèrent quelque chose, mais il sourit et leva une main recouverte de mailles.
« Est-ce que la peau des sorcières repousse l’acier ? demanda-t-il.
— Pas à ma connaissance, répondit Mémé d’un ton uni. Essayez toujours. »
L’un des soldats fit un pas en avant et toucha prudemment le bras de l’homme.
« Mon capitaine, sauf vot’respect, mon capitaine, c’est pas une bonne idée…
— Silence !
— Mais ça porte terriblement malheur…
— Faut que je te le répète ?
— Mon capitaine », fit le soldat. Ses yeux croisèrent ceux de la sorcière l’espace d’un instant et reflétèrent une horreur éperdue.
Le chef sourit de toutes ses dents à Mémé dont pas un muscle n’avait bougé.
« Ta magie de paysan, c’est bon pour les simples d’esprit, mère de la nuit. Rien ne m’empêche de te pourfendre sur place.
— Alors pourfends donc, mon bonhomme, fit Mémé qui lui regardait par-dessus l’épaule. Si le cœur t’en dit, pourfends aussi fort que tu l’oses. »
L’homme leva son épée. Un éclair fusa une fois de plus et fendit un rocher à quelques pas, remplissant l’atmosphère de fumée et d’une puanteur de silicium brûlé.
« Raté », dit-il d’un air avantageux, et Mémé vit ses muscles se bander alors qu’il se préparait à abattre l’épée.
Une expression d’étonnement extrême lui passa sur la figure. Il pencha la tête de côté et ouvrit la bouche, comme s’il essayait de se faire à une nouvelle idée. L’épée lui tomba de la main et atterrit la pointe la première dans la tourbe. Puis il poussa un soupir et se replia, tout doucement, pour s’écrouler en tas aux pieds de Mémé.
Elle lui donna un petit coup du bout de l’orteil. « Peut-être que tu savais pas ce que j’visais, murmura-t-elle. Mère de la nuit, ah oui ! »
Le soldat qui avait voulu retenir le chef fixa avec horreur le poignard sanglant dans sa main et recula.
« Je… je… je pouvais pas le laisser… Il aurait pas dû… C’est… c’est pas bien de… bredouilla-t-il.
— T’es du pays, jeune homme ? » fit Mémé.
Il tomba à genoux. « Loupdingue, m’dame », répondit-il. Son regard revint sur le capitaine effondré. « Ils vont me tuer, maintenant ! gémit-il.
— Mais tu as fait ce que tu estimais juste, dit Mémé.
— J’suis pas devenu soldat pour ça. Pas pour aller tuer des gens.
— Parfaitement. Si j’étais toi, je me ferais marin, dit Mémé d’un air songeur. Oui, une carrière navale. Je commencerais le plus tôt possible. Tout de suite, même. File, bonhomme. File sur la mer, elle garde pas de traces. Tu auras la vie longue et prospère, je te promets. » Elle parut réfléchir un moment puis ajouta :
« Du moins sûrement plus longue que si tu restes à traîner dans le coin. »
Il se releva, lui lança un regard de gratitude et de crainte mêlées, puis s’enfuit à toutes jambes dans la brume.
« Et maintenant, on va peut-être nous dire à quoi ça rime, tout ça ? » fit Mémé en se tournant vers le troisième homme.
Vers la place qu’avait occupée le troisième homme.
On entendit le martèlement de sabots au loin sur la tourbe, puis le silence.
Nounou Ogg s’avança en clopinant.
« Je peux le rattraper, dit-elle. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Mémé refusa de la tête. Elle s’assit sur un rocher et regarda l’enfant dans ses bras. C’était un garçon, âgé de deux ans au plus, et tout nu sous la couverture. Elle le berça distraitement, les yeux dans le vide.
Nounou Ogg examina les deux cadavres avec l’air de celle à qui la toilette des morts ne fait pas peur.
« C’étaient peut-être des bandits », dit Magrat d’une voix tremblotante.
Nounou secoua la tête.
« Bizarre, fit-elle. Ils portent tous les deux le même emblème. Deux ours sur un bouclier noir et or. Quelqu’un sait ce que ça veut dire ?
— C’est l’emblème du roi Vérence, dit Magrat.
— Qui c’est ? demanda Mémé Ciredutemps.
— Il gouverne le pays, répondit Magrat.
— Oh. Ce roi-là, fit Mémé comme si le sujet ne valait pas qu’on s’y attarde.
— Des soldats qui se battent entre eux. Ç’a pas de sens, dit Nounou Ogg. Magrat, va donc regarder dans la voiture. »
La benjamine des sorcières fourragea dans la carrosserie et revint avec un sac. Elle le retourna et quelque chose tomba par terre avec un bruit sourd.
La tempête était allée gronder sur l’autre versant de la montagne à présent, et la lune annonciatrice de pluie répandait un fin gruau de lumière sur la lande humide. Elle se reflétait aussi sur ce qui était, sans le moindre doute, une couronne extrêmement importante.
« C’est une couronne, dit Magrat. Y a plein de bouts pointus dessus.
— Oh, bon sang », fit Mémé.
L’enfant gazouilla dans son sommeil. Mémé Ciredutemps désapprouvait que l’on regarde dans l’avenir, mais elle sentait maintenant l’avenir qui la regardait, elle.
Et elle n’aimait pas son expression, à l’avenir.
Le roi Vérence, lui, regardait le passé et partageait en gros le même point de vue.
« Vous me voyez ? demanda-t-il.
— Oh, oui. Très bien, même », fit le nouvel arrivant.
Les sourcils de Vérence firent des nœuds. La condition de fantôme exigeait apparemment beaucoup plus d’effort mental que celle de vivant ; il s’était pas mal débrouillé pendant quarante ans sans avoir à réfléchir plus d’une ou deux fois par jour, et maintenant il fallait tout le temps s’y coller.
« Ah, fit-il. Vous êtes un fantôme, vous aussi.
— Bien observé.
— C’est la tête que vous avez sous le bras, dit Vérence, content de lui. Ça m’a mis la puce à l’oreille.
— Ça vous gêne ? Je peux me la remettre si ça vous gêne », fit obligeamment le fantôme. Il tendit sa main libre. « Enchanté de vous connaître. Je suis Podechambe, roi de Lancre.
— Vérence. Pareil. » Il baissa les yeux pour examiner les traits du vieux roi et ajouta : « Je ne crois pas me rappeler votre portrait dans la grande galerie…
— Oh, tout ça date d’après mon époque, coupa court Podechambe.
— Vous êtes ici depuis combien de temps, alors ? »