Podechambe baissa la main et se frotta le nez. « Dans les mille ans, dit-il, un soupçon de fierté dans la voix. En tant qu’homme et fantôme.
— Mille ans !
— C’est moi qui ai bâti le château, à vrai dire. Je venais de le faire joliment décorer quand mon neveu m’a coupé la tête pendant mon sommeil. Ça m’a mis dans un état, vous ne pouvez pas savoir.
— Mais… mille ans… » répéta faiblement Vérence.
Podechambe lui prit le bras.
« Ça n’est pas si méchant, confia-t-il tandis qu’il entraînait le roi docile à travers la cour. C’est mieux qu’être vivant, par bien des côtés.
— Des côtés drôlement bizarres, alors ! lâcha Vérence. J’aimais bien ça, être vivant, moi ! »
Podechambe eut un sourire rassurant. « Vous vous y habituerez vite, fit-il.
— Je ne veux pas m’y habituer !
— Vous avez un champ morphogénique puissant, dit Podechambe. Je le sais. Ces choses-là, je les sens. Oui. Très puissant. Je dirais.
— C’est quoi ?
— Les mots, ça n’a jamais été mon fort, vous savez. J’ai toujours trouvé plus facile de cogner sur les gens avec ce qui me tombait sous la main. Mais je crois comprendre que ça se résume à votre intensité de vie. Quand vous viviez, j’entends. Quelque chose qu’on appelle… – il marqua un temps – la vitalité animale. Oui, c’est ça. La vitalité animale. Plus on en a eu, plus on reste soi-même, comme qui dirait, quand on est fantôme. J’imagine que vous, vous étiez cent pour cent vivant, de votre vivant », ajouta-t-il.
Malgré lui, Vérence se sentit flatté. « J’ai toujours cherché à m’occuper », dit-il.
Ils avaient tranquillement traversé le mur de la grand-salle, vide pour l’instant. La vue des tables à tréteaux déclencha une réaction automatique chez le roi.
« Comment fait-on pour le petit-déjeuner ? » demanda-t-il.
La tête de Podechambe parut surprise.
« On ne fait rien, dit-il. Nous sommes des fantômes.
— Mais j’ai faim, moi.
— Non, vous n’avez pas faim, vous savez. Ce n’est que votre imagination. »
Des cuisines parvenaient des bruits de casseroles. Les cuisiniers étaient déjà debout et, faute de consignes particulières, préparaient le menu normal pour le petit-déjeuner du château. Des odeurs familières remontaient des ténèbres du passage voûté qui menait aux cuisines.
Vérence renifla. « Des saucisses, fit-il, rêveur. Du bacon. Des œufs. Du poisson fumé. » Il regarda fixement Podechambe.
« Du boudin, murmura-t-il.
— Vous n’avez pas vraiment d’estomac, remarqua le vieux fantôme. Tout ça, c’est dans la tête. La force de l’habitude. Vous pensez seulement avoir faim.
— Je pense avoir une faim de loup.
— Oui, mais vous ne pouvez rien toucher, vous voyez, expliqua gentiment Podechambe. Rien du tout. »
Vérence se baissa doucement sur un banc afin de ne pas passer au travers et se prit la tête dans les mains. Il avait entendu dire que la mort pouvait être terrible. Il n’avait pas compris à quel point.
Il avait envie de se venger. Il avait envie de sortir de ce château soudain affreux, de retrouver son fils. Mais il était encore plus terrifié de découvrir que ce dont il avait vraiment envie, tout de suite, c’était une assiettée de rognons.
Une aube humide envahit le paysage, escalada les remparts du château de Lancre, prit le donjon d’assaut et enfin pénétra par la fenêtre du solarium.
Le duc Kasqueth contemplait d’un œil morne la forêt dégouttante d’eau. Elle était si vaste. Non pas, se dit-il, qu’il eût quoi que ce soit contre les arbres, mais en voir autant le déprimait terriblement. Il avait toujours envie de les compter.
« Tout à fait, mon amour », dit-il.
À ceux qui le rencontraient, le duc rappelait une espèce de lézard, du type qui vit sur les îles volcaniques, bouge une fois par jour, possède un troisième œil atrophié et cligne des paupières sur un rythme mensuel. Lui se considérait comme un homme civilisé davantage fait pour l’air sec et le soleil éclatant d’un climat correctement réglé.
D’un autre côté, songeait-il, il pouvait y avoir des agréments à être un arbre. Les arbres n’ont pas d’oreilles, de ça il était à peu près sûr. Et ils ont l’air de se débrouiller sans en passer par le sacro-saint mariage. Un chêne mâle – faudrait qu’il vérifie – un chêne mâle jette son pollen au vent, et toutes ces histoires de glands, à moins que ce ne soient des pommes de chênes, non, des glands, il en était à peu près sûr, bref, toutes ces histoires-là se passaient ailleurs…
« Oui, mon trésor », dit-il.
Oui, les arbres avaient trouvé la combine. Le duc Kasqueth lança un regard noir au toit de la forêt. Salauds d’égoïstes.
« Certainement, ma chérie, dit-il.
— Comment ? » fit la duchesse.
Le duc hésita, s’efforça désespérément de se repasser en tête le monologue des cinq dernières minutes. Elle avait eu des mots comme quoi il était une moitié d’homme et… volontairement infirme ? Et il croyait bien qu’elle s’était plainte du froid qui régnait dans le château. Oui, c’était sans doute ça. Eh bien, ces maudits arbres fourniraient l’occasion d’une bonne journée de travail, pour une fois.
« Je vais ordonner qu’on en abatte quelques-uns et qu’on les amène directement ici, mon adorée », dit-il.
Lady Kasqueth resta momentanément sans voix. Un événement à marquer au calendrier. C’était une forte femme, impressionnante, qui évoquait à ceux qui la croisaient pour la première fois un galion toutes voiles dehors ; effet qu’accentuait sa conviction malheureuse que le velours rouge lui allait plutôt bien. Pourtant, il ne lui rehaussait pas le teint. Les deux s’assortissaient.
Le duc songeait souvent à la chance qu’il avait eue de l’épouser. Sans la force de l’ambition de la duchesse, il ne serait qu’un seigneur local de plus, sans autre occupation que chasser, boire et exercer son droit de cuissage[2]. Alors qu’il se trouvait à présent à une marche du trône et qu’il serait sans doute bientôt le monarque de tout ce que son regard embrassait.
Mais son regard n’embrassait que des arbres.
Il soupira.
« Qu’on abatte quoi ! fit lady Kasqueth, glaciale.
— Oh, les arbres, répondit le duc.
— Qu’est-ce que les arbres viennent faire là-dedans ?
— Eh bien… il y en a tellement, dit le duc avec émotion.
— Ne détournez pas la conversation !
— Pardon, ma douce.
— Ce que je disais, c’était : comment avez-vous pu être assez bête pour les laisser s’échapper ? Je vous avais dit que ce serviteur était bien trop loyal. On ne peut pas faire confiance à des gens pareils.
— Non, mon amour.
— Vous n’avez pas, par hasard, eu l’idée d’envoyer quelqu’un à leur poursuite, j’imagine ?
— Bentzen, ma chère. Et deux gardes.
— Oh. »
La duchesse se tut un instant. Bentzen, capitaine de la garde personnelle du duc, était un tueur aussi efficace qu’une mangouste psychotique. C’est lui qu’elle aussi aurait choisi. Elle fut contrariée qu’on la prive momentanément d’une occasion de prendre son mari en défaut, mais elle se ressaisit magnifiquement.
« Il n’aurait pas eu besoin de les poursuivre du tout si vous m’aviez écoutée. Mais vous ne le faites jamais.
— Je ne fais jamais quoi, ma passion ? »
Le duc bâilla. La nuit avait été longue. Il y avait eu un orage aux proportions inutilement dramatiques, puis toute cette cochonnerie avec les couteaux.
2
Il se demandait ce que c’était. Il n’avait jamais trouvé personne en mesure de lui fournir des explications là-dessus. Mais un seigneur féodal se devait d’en avoir un et, il en était à peu près sûr, se devait de l’exercer régulièrement. Il pensait qu’il s’agissait d’une espèce de gros chien plein de poils. Il allait s’en procurer un, parfaitement, et il allait lui en donner, de l’exercice, nom de nom.