On a déjà signalé que le duc Kasqueth était à une marche du trône. La marche en question se trouvait en haut de l’escalier menant à la grand-salle, celui que le roi Vérence avait dévalé en catastrophe pour atterrir, contre toutes les lois de la probabilité, sur sa propre dague.
Son médecin personnel avait néanmoins déclaré la mort parfaitement naturelle. Bentzen était passé voir l’homme pour lui expliquer qu’une chute dans un escalier avec une dague dans le dos était un mal qu’on attrapait en ouvrant imprudemment la bouche.
À vrai dire, ce mal avait déjà frappé plusieurs membres de la garde royale, un peu durs d’oreille. Comme un début d’épidémie.
Le duc frissonna. Certains détails de la nuit lui revenaient, à la fois flous et horribles.
Il s’efforça de se rassurer : le plus pénible était passé, maintenant, et il avait un royaume. Un royaume pas très important, composé surtout d’arbres, apparemment, mais un royaume quand même, couronne à l’appui.
Si seulement on arrivait à remettre la main dessus.
Le château de Lancre avait été bâti sur un affleurement rocheux par un architecte qui avait entendu parler de Gormagot mais n’avait pas de budget. Il avait fait de son mieux, cependant, avec un petit assortiment de tourelles soldées, de soubassements, contreforts, créneaux, gargouilles, tours, cours, donjons et culs de basse-fosse en promotion ; autant dire tout ce dont un château a besoin ; en dehors, peut-être, de fondations sérieuses et du genre de mortier qui ne s’en va pas à la moindre averse.
Le château penchait vertigineusement au-dessus des eaux blanches et impétueuses de la Lancre qui grondaient, lugubres, trois cents mètres plus bas. Régulièrement, quelques morceaux tombaient dedans.
Mais tout petit qu’il était, le château recelait mille cachettes pour une couronne.
La duchesse sortit rapidement trouver une autre victime à réprimander et laissa lord Kasqueth à sa morne contemplation du paysage. Il se mit à pleuvoir.
Comme pour répondre à un signal, des coups violents retentirent à la porte du château. Ils dérangèrent beaucoup le portier du château qui jouait à épluche-l’oignon avec le cuisinier du château et le fou du château dans la chaleur de la cuisine du château.
Il grogna et se leva.
« On frappe à l’huis, dit-il.
— À lui qui ? fit le fou.
— À l’huis dehors, crétin. »
Le fou lui jeta un coup d’œil inquiet. « Au-dehors de lui, tu veux dire ? Je n’y comprends rien, fit-il d’un air soupçonneux. Ça ne serait pas un genre de zen, ça, des fois ? »
Dès le portier parti en ronchonnant vers sa loge, le cuisinier poussa une nouvelle pièce dans la cagnotte et lança par-dessus ses cartes un regard pénétrant au fou.
« C’est quoi, un zen ? » demanda-t-il.
Les clochettes du fou tintinnabulèrent tandis qu’il mettait de l’ordre dans son jeu. Distraitement, il répondit : « Oh, une secte du Klatch sens direct dérivée du système philosophique de Sumtin, connue pour sa simplicité, son austérité et l’assurance d’atteindre la sérénité et la plénitude individuelles par la méditation et des techniques respiratoires ; un de ses aspects intéressants consiste à poser des questions apparemment absurdes afin d’élargir les portes de la perception.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ? » fit le cuisinier, l’air méfiant. Il était à cran. Lorsqu’il avait monté le petit-déjeuner dans la grand-salle, il avait eu l’impression que quelque chose essayait sans arrêt de lui retirer le plateau des mains. Et comme si ça ne suffisait pas, ce nouveau duc l’avait renvoyé chercher… Il frissonna. Des flocons d’avoine ! Et un œuf poché baveux ! Il était trop vieux pour des choses pareilles, le cuisinier. Il avait ses habitudes. C’était un cuisinier dans la vraie tradition féodale. Ce qui n’avait pas de pomme dans la bouche et qu’on ne rôtissait pas, il refusait de le servir.
Le fou hésita, une carte à la main, réprima sa panique et réfléchit vite.
« Ma foi, noncle, couina-t-il, tu as plus de questions en toi qu’une flotte n’a d’artimons. »
Le cuisinier se détendit.
« Bon, d’accord », fit-il, pas entièrement satisfait. Le fou perdit les trois coups suivants, pour plus de sûreté.
Le portier, pendant ce temps, déverrouillait le guichet de la porte et regardait à l’extérieur d’un air interrogateur.
« Qui s’en vient frapper à l’huis ? » grogna-t-il.
Le soldat, tout trempé et terrifié qu’il fût, marqua un temps.
« À lui ? À lui qui ? fit-il.
— Si c’est pour faire chier, tu peux y rester toute la journée, à l’huis, dit calmement le portier.
— Non ! Il faut que je voie le duc tout de suite ! s’écria le garde. Les sorcières sont de sortie ! »
Le portier était sur le point de répondre : « C’est la bonne saison pour ça » ou : « J’aimerais bien, moi aussi », mais il se ravisa lorsqu’il aperçut le visage du garde. Ce n’était pas le visage de qui a envie de rigoler. Plutôt celui de qui a vu des choses qu’aucun homme honnête ne devrait connaître…
« Les sorcières ? fit lord Kasqueth.
— Les sorcières ! » fit la duchesse.
Dans les corridors balayés de courants d’air, une voix aussi légère que le vent dans les trous de serrures au loin fit, avec une note d’espoir : « Les sorcières ! » Les médiums…
« On s’mêle de ce qui nous regarde pas, voilà, dit Mémé Ciredutemps. Et il en sortira rien de bon.
— C’est très romanesque, fit Magrat dans un souffle, et elle lâcha un gros soupir.
— Sentimentalisme à l’eau de rose, dit Nounou Ogg.
— Enfin, fit Magrat, vous avez tué cet affreux bonhomme !
— Moi ? Jamais. J’ai juste poussé… les événements à suivre leur cours. » Mémé Ciredutemps fronça les sourcils. « Il avait pas de respect. Quand les gens ont plus de respect, les ennuis sont pas loin.
— Agueu, agueu, agueu, dis donc.
— L’autre homme l’a amené ici pour le sauver ! s’écria Magrat. Il voulait qu’on le garde en lieu sûr ! C’est évident ! C’est la destinée !
— Oh, évident, fit Mémé. J’admets que c’est évident. Malheureusement, l’évidence, c’est pas forcément la vérité. »
Elle soupesa la couronne dans ses mains. Elle paraissait très lourde, d’une manière qui dépassait les grammes et kilos tout bêtes.
« Oui, mais le fait est… commença Magrat.
— Le fait est, dit Mémé, que des gens vont venir faire des recherches. Des gens sérieux. Des recherches sérieuses. Du genre à abattre les murs et mettre le feu au chaume. Et…
— Kicéti le bébé, dis donc.
— …Et, Gytha, je t’assure que ça nous ferait drôlement plaisir que t’arrêtes de glousser comme ça ! » lança sèchement Mémé. Elle sentait ses nerfs qui se mettaient en pelote. Ses nerfs la travaillaient toujours dans les moments d’indécision. En outre, elles s’étaient repliées dans la chaumière de Magrat, et le décor l’horripilait parce que Magrat croyait dans la sagesse de dame Nature, dans les elfes, dans le pouvoir guérisseur des couleurs, dans le cycle des saisons et dans des tas d’autres choses auxquelles Mémé Ciredutemps refusait d’avoir affaire.
« Tu comptes tout de même pas m’apprendre comment m’occuper d’un enfant ? répliqua Nounou Ogg avec douceur. À moi qu’en ai eu quinze ?
— Je dis seulement qu’on devrait réfléchir. »
Les deux autres l’observèrent un moment.