— Je n’ose, dit un Cabelan étonné qui essaya de se regarder les lèvres.
— Qui le saura ? » Gensive agita une main en direction du public. Jamais il ne rejouerait aussi bien. « Regardez, il n’y a que la nuit aveugle. La dague aujourd’hui, le royaume demain. Tentez le coup, mon ami, le coup de poignard. »
La main de Cabelan trembla.
« J’y vais, femme, dit-il. Est-ce une dague que je vois là, devant moi ?
— Évidemment, tiens, c’est une dague. Allez, faites-le maintenant. Le faible ne mérite pas la pitié. Nous dirons qu’il est tombé dans l’escalier.
— Mais on se doutera de quelque chose !
— N’y a-t-il point de cachots ? N’y a-t-il point de poucettes ? Possession vaut titre, mon époux, quand ce qu’on possède, c’est un couteau. »
Cabelan ramena le bras.
« Je ne peux pas ! Il a été la gentillesse faite homme pour moi !
— Et vous, vous serez la Mort fait homme pour lui… »
Camar entendait les voix au loin. Il rajusta son masque, vérifia son allure de Mort dans le miroir et scruta son texte dans la pénombre des coulisses vides.
« TRemblez MAintenant, MORtels ÉPHémères, dit-il. JE suis LA MOrt, DEvant QU… DEvant QU…
— Qui.
— Oh, merci, fit distraitement le jeune homme. DEvant QUI AUcune serrure N’Existe…
— NE RÉSISTE.
— Ne Résiste NI AUcune Barre DE PORtail, ET JE viens… je viens…
— ET JE VIENS PRENDRE MON DÛ EN CETTE NUIT DES ROIS. »
Camar s’affaissa.
« Tu y arrives tellement bien, toi, gémit-il. Tu as la voix qu’il faut et tu te souviens du texte. » Il se retourna. « Je n’ai que trois lignes à dire, et Hwel… va… m’étriper. »
Il se figea. Ses yeux s’écarquillèrent : deux soucoupes de terreur. La Mort claqua des doigts devant la figure pétrifiée du gamin.
« OUBLIE » ordonna-t-il avant de faire demi-tour et de se diriger d’un pas digne et silencieux vers les coulisses.
Son crâne dépourvu d’yeux embrassa la rangée de costumes, les débris cireux de la table de maquillage. Ses narines vides humèrent les odeurs mêlées de boules de naphtaline, de crasse et de sueur.
Il y avait en ces lieux, songea-t-il, quelque chose qui s’apparentait au divin. Dans un monde les humains en avaient bâti un autre qui le réfléchissait un peu comme une goutte d’eau réfléchit le paysage. Et pourtant… Et pourtant…
Dans ce petit monde ils avaient mis tout ce à quoi on aurait cru qu’ils voulaient échapper : haine, peur, tyrannie et ainsi de suite. La Mort était intrigué. Les humains se croyaient désireux de sortir d’eux-mêmes, et tous les arts qu’ils imaginaient les y faisaient entrer davantage. Il était fasciné.
Il se trouvait ici dans un but bien précis. Il venait réclamer une âme. Le temps n’était pas aux vaines réflexions. Mais qu’était le temps, après tout ?
Ses pieds se livrèrent involontairement à un petit pas de danse cliquetante sur les pierres. Seul dans les ombres grises, la Mort faisait des claquettes.
…DEMAIN SOIR ON ACCROCHERA UNE ÉTOILE À LA PORTE DE TA LOGE…
Il se ressaisit, raffermit sa faux et attendit en silence son entrée en scène.
Il n’en avait encore jamais manqué une seule.
Il allait apparaître et les faire mourir de rire.
« Et vous serez la Mort fait homme pour lui. Maintenant ! » La Mort entra, et ses pieds cliquetèrent sur la scène. « TREMBLEZ MAINTENANT, MORTELS ÉPHÉMÈRES, CAR JE SUIS LA MORT, DEVANT QUI AUCUNE… AUCUNE… DEVANT QUI… »
Il hésita. Il hésita pour la première fois dans l’éternité de son existence.
Parce que la Mort du Disque-monde a beau s’occuper de millions de gens, chaque mort reste intime et personnelle. La Mort est le plus souvent invisible, sauf à ses clients et aux professionnels de l’occulte. Si personne ne le voit, c’est que le cerveau humain est assez malin pour effacer les visions horribles qu’il ne supporterait pas ; mais il se posait maintenant un problème : plusieurs centaines de personnes s’attendaient vraiment à voir la Mort à ce moment-là, et du coup elles le voyaient.
Il se retourna et contempla des centaines d’yeux attentifs.
Même sous l’emprise de la Vérité, Tomjan reconnut un collègue en difficulté et lutta pour reprendre la maîtrise de ses lèvres.
« “…serrure ne résiste…” » chuchota-t-il entre ses dents figées dans une grimace.
L’autre lui fit un sourire dément, mort de trac.
« QUOI ? murmura-t-il d’une voix comme une enclume qu’on frapperait avec un petit marteau de plomb.
— « …serrure ne résiste, ni aucune barre… l’encouragea Tomjan.
— …SERRURE NE RÉSISTE, NI AUCUNE BARRE… EUH… répéta la Mort, désespéré, suspendu aux lèvres du jeune homme.
— … de portail !…
— DE PORTAIL.
— Non, je ne peux pas ! fit Cabelan. On va me voir ! Là-bas, dans le hall, il y a quelqu’un qui observe !
— Il n’y a personne !
— Je sens son regard !
— Crétin de froussard ! Dois-je porter le coup à votre place ? Tenez, il a le pied sur la plus haute marche ! »
Le visage de Cabelan se tordit de peur et de doute. Il retira sa main.
« Non ! »
Le cri venait du public. Le duc était à moitié levé de son siège, ses phalanges torturées écrasaient sa bouche. Au vu de tous, il s’avança d’un pas titubant entre les spectateurs choqués.
« Non ! Je ne l’ai pas fait ! Ce n’était pas comme ça ! Vous ne pouvez pas dire que c’était comme ça ! Vous n’y étiez pas ! » Il parcourut les visages qui l’entouraient, levés vers lui, et s’affaissa.
« Moi non plus, gloussa-t-il nerveusement. Je dormais, à ce moment-là, vous savez. Je m’en souviens très bien. Il y avait du sang sur la courtepointe, il y avait du sang par terre, impossible de nettoyer le sang, mais ces questions n’intéressent pas l’enquête. Je ne peux permettre qu’on débatte de la sûreté de l’État. Ce n’était qu’un rêve, et quand je me serais réveillé demain, il serait en vie. Et demain il ne se serait rien passé parce qu’il ne serait rien arrivé. Et demain on aurait dit que je ne savais pas. Et demain on aurait dit que je ne me souvenais de rien. Quel bruit il a fait en tombant ! Assez fort pour réveiller les morts… Qui aurait cru qu’il avait autant de sang en lui ?… » Il avait maintenant grimpé sur scène et il fit un grand sourire radieux à la troupe rassemblée.
« J’espère que ça règle la question, dit-il. Ha. Ha. »
Dans le silence qui suivit, Tomjan ouvrit la bouche pour proposer quelques mots de circonstance, quelques mots apaisants, et découvrit qu’il n’avait rien à dire.
Mais une autre personnalité entra en lui, s’empara de ses lèvres et s’exprima ainsi :
« Avec ma propre dague, espèce de salaud ! Je savais que c’était toi ! Je t’ai vu en haut des marches, qui suçais ton pouce ! Je te tuerais maintenant, si l’idée de devoir t’entendre pleurnicher jusqu’à la fin des temps ne me retenait pas. Moi, Vérence, ancien roi de…
— Quelle déposition est-ce là ? » fit la duchesse. Elle se dressait devant la scène, flanquée d’une demi-douzaine de soldats.
« Ce ne sont que des calomnies, ajouta-t-elle. Et de la trahison par-dessus le marché. Des rodomontades d’acteurs détraqués.
— J’étais le roi de Lancre, merde ! brailla Tomjan.
— Auquel cas, tu es la présumée victime, fit calmement la duchesse. Donc dans l’incapacité de soutenir l’accusation. Il n’y a pas de précédent. »