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Le corps de Tomjan se tourna vers la Mort.

« Vous y étiez, vous ! Vous avez tout vu !

— JE NE PENSE PAS ÊTRE LE TÉMOIN IDÉAL.

— Donc, il n’y a pas de preuve, et sans preuve, pas de crime », conclut la duchesse. Elle fit signe aux soldats d’avancer. « Tant pis pour ton expérience, lança-t-elle à son mari. Je crois ma méthode meilleure. »

Son regard parcourut la scène et tomba sur les sorcières.

« Arrêtez-les, ordonna-t-elle.

— Non, fit le fou qui sortit des coulisses.

— Qu’est-ce que tu dis, toi ?

— J’ai tout vu, répondit simplement le fou. J’étais dans la grand-salle, cette nuit-là. Vous avez tué le roi, monseigneur.

— C’est pas vrai ! se récria le duc. Tu n’y étais pas. Je ne t’ai pas vu ! Je t’ordonne de ne pas y avoir été !

— Tu n’as pas osé le dire jusqu’à présent, fit lady Kasqueth.

— Oui, madame. Mais aujourd’hui je ne peux plus me taire. »

Le duc posa sur lui un regard chancelant.

« Tu as juré fidélité jusqu’à la mort, mon fou, siffla-t-il.

— Oui, monseigneur, pardon.

— Tu es mort. »

Le duc arracha d’un geste vif une dague de la main docile de Cabelan et se précipita pour la plonger jusqu’à la garde dans le cœur du fou. Magrat hurla.

Le fou vacilla d’avant en arrière.

« Dieux merci, c’est fini », dit-il tandis que Magrat se frayait un passage à travers les acteurs pour le serrer contre ce qu’on appellera charitablement sa poitrine. Il vint à l’esprit du fou qu’il n’avait jamais regardé une poitrine en face, du moins depuis sa prime enfance, et que le monde était particulièrement cruel d’avoir attendu sa mort pour lui faire vivre cette expérience.

Il déplaça délicatement un bras de Magrat, se décoiffa du chapeau cornu méprisable et le jeta aussi loin qu’il put. Il n’avait plus besoin d’être fou ni, s’aperçut-il, de s’embarrasser de serments ni rien. Et, prodigue de poitrines, la mort avait des avantages.

« Ce n’est pas moi », dit le duc.

Aucune douleur, songea le fou. Marrant, ça. Remarquez, on ne ressent évidemment pas la douleur quand on est mort. Ce serait en pure perte.

« Vous avez tous vu que je n’ai rien fait », reprit le duc.

La Mort lança au fou un regard intrigué. Puis il fouilla dans les replis de ses robes et sortit un sablier orné de clochettes. Il donna une petite secousse à l’objet qui tintinnabula.

« Je n’ai pas donné d’ordres en ce sens », fit calmement le duc.

Sa voix venait de très loin, de là où vagabondait désormais son esprit. La troupe le fixait sans rien dire. Il n’était pas possible de haïr quelqu’un de pareil, seulement de se sentir terriblement gêné de se trouver dans son voisinage. Même le fou se sentait gêné, et pourtant il était mort.

La Mort tapota le sablier et le scruta pour en vérifier le bon fonctionnement.

« Vous mentez tous, reprit le duc d’une voix tranquille. C’est vilain de mentir. »

Il poignarda plusieurs des acteurs les plus proches d’un geste nonchalant, comme dans un rêve, puis brandit la lame.

« Vous voyez ? Pas de sang ! Ce n’est pas moi. » Il leva les yeux sur la duchesse qui l’écrasait de toute sa taille comme un tsunami rouge prêt à engloutir un petit village de pêcheurs.

« C’est elle, dit-il. C’est elle qui l’a fait. »

Il lui porta un ou deux coups de dague, pour le principe, puis se poignarda lui-même avant de laisser l’arme lui échapper des doigts.

Au bout d’un moment de réflexion, d’une voix qui s’était rapprochée des rivages de la raison, il lança : « Vous ne m’aurez pas, maintenant. »

Il se tourna vers la Mort. « Y aura-t-il une comète ? demanda-t-il. Il faut une comète quand un prince meurt. Je vais aller voir, d’accord ? »

Il s’en alla sans se presser. Le public applaudit.

« Faut reconnaître, ça, c’est de la vraie royauté, dit enfin Nounou Ogg. Y a pas de doute, dans l’excentricité la royauté surpasse largement les gens comme nous. »

La Mort leva le sablier devant ses orbites vides ; son crâne exprimait la perplexité.

Mémé Ciredutemps ramassa la dague par terre et en éprouva la pointe de l’index. La lame coulissa facilement dans le manche avec un petit couinement.

Elle la transmit à Nounou.

« La voilà, ton épée magique. »

Magrat posa les yeux dessus, puis les ramena vers le fou.

« Vous êtes mort ou pas ? demanda-t-elle.

— Il y a des chances, répondit-il d’une voix légèrement assourdie. Je crois que je suis au paradis.

— Non, écoutez, je parle sérieusement.

— Je ne sais pas. Mais j’aimerais bien respirer.

— Alors, vous êtes sûrement vivant.

— Tout le monde est vivant, dit Mémé. C’est une dague truquée. On peut sans doute pas en confier des vraies à des acteurs.

— Après tout, ils sont même pas capables d’avoir un chaudron propre, dit Nounou.

— C’est à moi de dire si tout le monde est vivant ou non, fit la duchesse. En tant que gouvernante, je décide comme il me plaît. Visiblement, mon époux a perdu l’esprit. » Elle se tourna vers ses soldats. « Et j’ordonne…

— Maintenant ! souffla le roi Vérence dans l’oreille de Mémé. Maintenant ! »

Mémé Ciredutemps se dressa.

« Tais-toi, femme ! dit-elle. Le vrai roi de Lancre se tient devant toi ! »

Elle donna une tape sur l’épaule de Tomjan.

« Quoi, lui ?

— Qui, moi ?

— Ridicule, fit la duchesse. C’est une espèce de saltimbanque.

— Elle a raison, mademoiselle, dit Tomjan au bord de la panique. Mon père dirige un théâtre, pas un royaume.

— C’est le vrai roi. On peut le prouver, dit Mémé.

— Oh, non, fit la duchesse. Pas de ça. Pas question d’héritiers mystérieux qui réapparaissent dans le royaume. Gardes… saisissez-vous de lui. »

Mémé Ciredutemps leva la main. Les soldats titubèrent d’un pied sur l’autre, hésitants.

« C’est une sorcière, non ? hasarda l’un d’eux.

— Certainement », répondit la duchesse.

Les gardes s’agitèrent, mal à l’aise.

« On a vu quand elles changent les gens en salamandres, dit l’un.

— Et puis qu’elles les naufragent.

— Ouais, et qu’elles alarment les engagements.

— Ouais.

— Ça mérite discussion. Nous faut une prime de sorcières.

— Elle pourrait nous faire n’importe quoi, remarquez. Peut-être même que c’est une souillon.

— Ne soyez pas stupides, dit la duchesse. Les sorcières ne font rien de tout ça. Ce ne sont que des fables pour faire peur aux gens. »

Le garde secoua la tête.

« À moi, ça m’a paru plutôt convaincant.

— Évidemment, c’était censé… » commença la duchesse. Elle soupira et arracha sa lance au garde. « Je vais te montrer le pouvoir de ces sorcières », dit-elle avant de jeter avec force l’arme à la figure de Mémé.

La main de Mémé se déplaça latéralement à la vitesse d’un serpent qui se détend et attrapa la lance juste derrière le fer.

« Bon, fit-elle, c’est comme ça, hein ?

— Vous ne me faites pas peur, les sorcières », répliqua la duchesse.

Mémé la fixa au fond des yeux quelques secondes. Elle poussa un grognement de surprise.

« Vous avez raison, reconnut-elle. On vous fait pas peur du tout, on dirait…

— Vous croyez que je ne vous ai pas étudiées ? Votre sorcellerie, ce n’est qu’artifice et illusion pour impressionner les esprits faibles. Je ne crains rien de ce côté-là. Essaye toujours. »