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Mémé la considéra un moment.

« Que j’essaye ? » finit-elle par dire. Magrat et Nounou Ogg s’écartèrent tout doucement d’un pas glissé.

La duchesse éclata de rire. « Tu n’es pas bête, dit-elle. Je te l’accorde. Et tu es vive. Vas-y, vieille sorcière. Lance tes crapauds et tes démons, je vais… »

Elle s’arrêta, sa bouche s’ouvrit et se referma doucement sans qu’un seul mot n’en sorte. Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus de terreur, ses yeux regardèrent au-delà de Mémé, au-delà du monde, vers autre chose. Son poing vola vers sa bouche d’où s’échappa un petit gémissement. Elle se figea, comme un lapin qui tombe sur une hermine et sait sans le moindre doute que c’est la dernière qu’il verra jamais.

« Vous lui avez fait quoi ? » demanda Magrat, la première à oser parler. Mémé eut un petit sourire suffisant.

« Têtologie, répondit-elle d’un air satisfait. Pas besoin de la magie d’Aliss la Noire pour ça.

— Oui, mais vous avez fait quoi ?

— On devient pas comme elle sans dresser des murs à l’intérieur de sa tête, dit Mémé. J’ies ai seulement démolis. Pour libérer tous les cris. Toutes les supplications. Les tourments de culpabilité. Les remords. Tout lui est revenu d’un coup. C’est un p’tit truc à connaître. »

Elle fit à Magrat un sourire condescendant. « J’te montrerai un jour, si tu veux. »

Magrat réfléchit un instant. « C’est affreux, fit-elle.

— Dis donc pas de bêtises. » Le sourire de Mémé était terrible. « On cherche tous à savoir ce qu’on est réellement. Elle, maintenant, elle le sait.

— Des fois, faut rendre service pour faire du mal, approuva Nounou Ogg.

— Je crois qu’il peut rien arriver de pire à quelqu’un, dit Magrat tandis que la duchesse vacillait d’avant en arrière.

— Par pitié, sers-toi de ton imagination, ma fille, dit Mémé. Il y a bien pire. Les aiguilles sous les ongles, par exemple. Le machin avec les tenailles.

— Les couteaux chauffés au rouge dans le popotin, fit Nounou Ogg. Avec le manche en premier ; on se coupe les doigts quand on veut les retirer…

— Moi, c’est tout simplement le pire dont je suis capable, dit Mémé Ciredutemps d’un air compassé. Et puis c’est que justice. C’est comme ça que doit agir une sorcière, tu sais. Pas besoin d’effets dramatiques. Le plus gros de la magie, ça se passe dans la tête. C’est de la têtologie. Maintenant, si tu… »

Un bruit comme une fuite de gaz s’échappa des lèvres de la duchesse. Sa tête partit soudain en arrière. Elle ouvrit les yeux, battit des paupières et son regard tomba sur Mémé. La haine pure lui envahit la figure.

« Gardes ! lança-t-elle. Je vous ai dit de vous emparer d’elles ! »

La mâchoire de Mémé s’affaissa. « Quoi ? Mais… mais je vous ai montré qui vous étiez vraiment…

— Et je suis censée ne pas m’en remettre, hein ? » Tandis que les gardes saisissaient d’un air penaud les bras de Mémé, la duchesse mit sous le nez de la sorcière sa figure dont les sourcils effrayants formaient un V de haine triomphante. « Je suis censée me rouler par terre, c’est ça ? Eh bien, vieille femme, j’ai vu exactement ce que je suis, tu comprends, et j’en suis fière ! Je suis prête à tout recommencer, mais plus fort et plus longtemps ! J’ai aimé ça, et je l’ai fait parce que je le voulais ! »

Elle donna un coup sourd sur sa poitrine volumineuse.

« Espèces d’idiots ébahis ! dit-elle. Vous êtes tellement faibles. Vous croyez réellement qu’au fond les gens sont gentils, n’est-ce pas ? »

La foule sur scène recula devant la seule force de son exultation.

« Eh bien, moi, j’ai regardé au fond, dit la duchesse. Je sais ce qui pousse les gens. C’est la peur. La peur brute, viscérale. Il n’y en a pas un d’entre vous qui ne me craigne pas. Je peux vous faire pisser de terreur dans votre culotte, et maintenant je vais prendre… »

C’est alors que Nounou Ogg lui flanqua un coup de chaudron derrière la tête.

« Elle arrête jamais, hein ? dit-elle sur le ton de la conversation tandis que la duchesse s’écroulait. Un brin excentrique, si vous voulez mon avis. »

Un silence long, embarrassé, s’ensuivit.

Mémé Ciredutemps toussa. Puis elle fit aux soldats qui la tenaient un grand sourire amical et désigna du doigt le tas qu’était désormais la duchesse.

« Emmenez-la et bouclez-la dans une cellule quelque part », ordonna-t-elle. Les hommes se mirent au garde-à-vous dans un claquement, attrapèrent la duchesse par les bras et la relevèrent avec beaucoup de mal.

« Doucement, quand même », fit Mémé.

Elle se frotta les mains et se tourna vers Tomjan qui la regardait, bouche bée.

« Je te l’garantis, siffla-t-elle. Maintenant, mon garçon, t’as pas le choix. T’es le roi de Lancre.

— Mais je ne sais pas comment m’y prendre !

— On t’a tous vu ! Tu t’y es pris comme il fallait, même pour crier.

— Je jouais, c’est tout !

— Ben, joue, alors. Être roi, c’est… c’est… » Mémé hésita et claqua des doigts en direction de Magrat. « Comment tu les appelles, ces machins, là… y en a toujours cent dans tout ? »

Magrat parut ahurie. « Vous voulez dire des pour cent ? fit-elle.

— Voilà, abonda Mémé. La plupart des pour cent, quand on est roi, c’est du jeu d’acteur, si tu veux mon avis. Tu devrais réussir là-dedans. »

Tomjan chercha secours des yeux dans les coulisses où aurait dû se tenir Hwel. Le nain s’y tenait effectivement, mais ne prêtait guère attention au jeune homme. Le texte sous le nez, il réécrivait furieusement.

* * *

« MAIS JE VOUS ASSURE, VOUS N’ÊTES PAS MORT. VOUS POUVEZ M’EN CROIRE. »

Le duc gloussa. Il avait trouvé un drap quelque part, s’en était recouvert et parcourait furtivement certains des couloirs les plus déserts du château. De temps en temps, il lançait un « hou-ou » à voix basse.

Ce qui inquiétait la Mort. Les clients dont il avait l’habitude prétendaient ne pas être morts, parce que le trépas les mettait toujours dans un état de choc et que beaucoup d’entre eux avaient du mal à l’accepter. Mais des gens qui se voulaient morts à chacune de leurs respirations, voilà qui était une expérience troublante.

« Je vais sauter sur tout le monde, fit le duc d’un air rêveur. Je vais agiter mes os toute la nuit, je vais grimper sur le toit et prédire une mort dans la maison…

— ÇA, CE SONT LES BANSHEES.

— Je le ferai si je veux, dit le duc dont la voix retrouva des accents de son ancienne détermination. Je flotterai à travers les murs, je cognerai sur les tables et je laisserai tomber des gouttes d’ectoplasme sur tous ceux qui ne me plaisent pas.

Ha. Ha.

— ÇA NE MARCHERA PAS. LES VIVANTS N’ONT PAS LE DROIT D’ÊTRE DES FANTÔMES. JE REGRETTE. »

Le duc essaya sans succès de traverser un mur, renonça et ouvrit une porte qui donnait sur une partie éboulée des remparts. La tempête s’était un peu calmée, et une mince écorce de lune se tapissait derrière les nuages comme un revendeur au marché noir de billets pour l’éternité.

La Mort le suivit en passant à travers le mur d’une enjambée.

« Bon, alors, fit le duc, si je ne suis pas mort, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Il bondit sur le rempart et fit claquer son drap.

« J’ATTENDS.

— Attends toujours, face d’os ! jeta le duc, triomphant. Je vais errer dans le monde nébuleux, je vais trouver des chaînes à secouer, je vais… »