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Ce n’était pas seulement son visage qu’elle examinait. C’étaient ses traits. Les prunelles de la sorcière les parcouraient de la nuque aux narines comme un compas. Il lui adressa un petit sourire vaillant qu’elle ignora. Comme tout le monde, songea-t-il.

Seul le fou le remarqua et lui rendit son sourire avec un air d’excuse et un discret mouvement complice des doigts qui disait : « Qu’est-ce que deux êtres sensibles comme nous font ici ? » La femme le regardait encore, penchait la tête d’un côté puis de l’autre, plissait les yeux. Des yeux qui passaient sans cesse du fou à Tomjan. Puis elle se tourna vers la plus vieille sorcière, la seule dans la salle humide et chaude à s’être déniché une chope de bière, et lui chuchota à l’oreille.

Toutes deux se lancèrent dans une conversation animée à voix basse. C’était, se dit Tomjan, une manière typiquement féminine de discuter. Le genre de conversation que les femmes tiennent sur le pas des portes, debout les bras croisés, et qu’elles interrompent à l’arrivée du moindre passant indélicat qu’elles suivent alors des yeux en silence jusqu’à ce qu’elles soient à nouveau hors de portée d’oreilles.

Il s’aperçut que Mémé Ciredutemps s’était tue et que toute la salle le regardait, l’air d’attendre.

« Hein ? fit-il.

— Ce serait une bonne idée de célébrer le couronnement demain, dit Mémé. C’est pas bon pour un royaume de rester sans dirigeant. Il aime pas ça. »

Elle se leva, repoussa sa chaise, s’approcha et prit la main de Tomjan. À sa suite, il traversa la salle sans protester et monta les marches qui menaient au trône, où elle lui posa les mains sur les épaules et le força doucement à s’asseoir sur les coussins de peluche rouge élimés.

Il y eut des raclements de bancs et de chaises. Il promena autour de lui un regard paniqué.

« Il se passe quoi, maintenant ? demanda-t-il.

— T’inquiète pas, dit Mémé d’un ton ferme. Tout le monde va venir te jurer fidélité. Contente-toi de hocher gracieusement la tête et demande à chacun ce qu’il fait et si ça lui plaît. Oh, vaudrait mieux leur rendre la couronne. »

Tomjan l’ôta prestement.

« Pourquoi ? voulut-il savoir.

— Ils veulent te la présenter.

— Mais je l’ai déjà ! » fit-il, désespéré.

Mémé lâcha un soupir patient.

« Seulement au chaipasquoi, au… sens propre, expliqua-t-elle. S’ils te la présentent, c’est plus cérémonieux.

— Vous voulez dire que ce ne sera pas propre ?

— Oui. Mais beaucoup plus important. »

Tomjan agrippa les bras du trône.

« Allez me chercher Hwel, fit-il.

— Non, tu dois faire les choses dans l’ordre. C’est la coutume, tu vois, d’abord tu fais la connaissance du…

— J’ai dit : allez me chercher Hwel. Tu m’entends, femme ? » Cette fois, Tomjan avait trouvé l’effet et le timbre de voix adéquats, mais la sorcière se ressaisit magnifiquement.

« T’as pas l’air de bien comprendre à qui tu t’adresses, jeune homme. »

Tomjan se leva à demi de son siège. Il avait joué un grand nombre de rois, et la plupart n’étaient pas du genre à serrer gracieusement des mains et à demander aux gens s’ils aimaient leur travail, davantage à les lancer dans une bataille à cinq heures d’un matin glacé et à les convaincre quand même que ça valait mieux que de rester au lit. Il leur fit appel à tous et considéra Mémé Ciredutemps avec une hauteur, une fierté, une arrogance toutes royales.

« Nous pensions nous adresser à un sujet, dit-il. Maintenant, fais ce que nous t’avons demandé ! »

La figure de Mémé resta figée quelques secondes tandis qu’elle hésitait à réagir. Puis elle sourit toute seule, lança d’un ton désinvolte : « Comme vous voulez », et s’en alla décoller Hwel de la table où il écrivait toujours.

Le nain salua Tomjan avec raideur.

« Pas de ça, dit sèchement le jeune homme. Qu’est-ce que je fais après ?

— Je ne sais pas. Tu veux que je t’écrive un discours d’accueil ?

— Je te l’ai dit : je ne veux pas être roi !

— Le discours d’accueil pourrait poser un problème, alors, convint le nain. Est-ce que tu as bien réfléchi ? Être roi, c’est un grand rôle.

— Mais c’est le seul qu’on joue !

— Hmm. Ben, refuse, alors.

— Comme ça ? Et ça marchera ?

— Essaye toujours. »

Un groupe de dignitaires de Lancre s’approchait, la couronne sur un coussin. Leurs visages exprimaient un respect constipé teinté d’un soupçon d’auto-satisfaction. Ils portaient la couronne comme s’il s’agissait d’un cadeau à un enfant sage.

Le maire de Lancre toussa derrière sa main. « L’organisation d’un couronnement digne de ce nom va prendre un certain temps, commença-t-il, mais nous aimerions…

— Non », le coupa Tomjan.

Le maire hésita. « Pardon ?

— Je refuse. »

Le maire hésita encore. Ses lèvres remuèrent et ses yeux se voilèrent légèrement. Il se dit qu’il s’était fourvoyé quelque part et conclut qu’il valait mieux reprendre à zéro.

« L’organisation d’un couronnement digne… se risqua-t-il.

— Pas la peine, fit Tomjan. Je ne serai pas roi. »

Le maire ouvrait et refermait la bouche comme une carpe.

« Hwel, lança Tomjan, désespéré. Tu t’y connais, toi, en discours.

— Le problème qui se pose, dit le nain, c’est que “non” ne doit pas figurer parmi les réponses possibles quand on reçoit une couronne. Je crois que “peut-être” lui conviendrait mieux. »

Tomjan se leva et prit la couronne. Il la tint au-dessus de sa tête comme un tambourin.

« Ecoutez-moi, vous tous. Je vous remercie pour votre offre, c’est un grand honneur. Mais je ne peux pas accepter. J’ai porté plus de couronnes que vous ne pouvez en compter, et le seul royaume que je sais gouverner a des rideaux pour frontières. Je regrette. »

Un silence de mort accueillit ces paroles. Ce n’était apparemment pas ce qu’il fallait dire.

« L’autre problème, fit Hwel sur le ton de la conversation, c’est que tu n’as pas vraiment le choix. Tu es le roi, tu vois. C’est un boulot auquel tu es destiné depuis ta naissance.

— Je n’y connais rien !

— Aucune importance. Le roi n’a pas besoin de s’y connaître, il est le roi.

— Tu ne vas pas me laisser là ! Il n’y a que des forêts ! »

Tomjan éprouva encore une sensation de froid suffocant et le lent bourdonnement dans ses oreilles. L’espace d’un instant il crut distinguer, aussi ténu qu’une brume, un homme grand et triste devant lui, qui tendait une main suppliante. « Je regrette, murmura-t-il. Vraiment. » À travers la forme qui s’évanouissait, il vit les sorcières ; elles le regardaient avec insistance.

« Ta seule chance, fit Hwel à côté de lui, ce serait qu’il existe un autre héritier. Tu ne te souviens pas d’un frère ni d’une sœur, des fois ?

— Je ne me souviens de personne ! Hwel, je… » Une autre discussion violente opposa les sorcières. Puis Magrat traversa la salle à grandes enjambées tel un raz-de-marée ou un afflux de sang à la tête ; elle se débarrassa d’une secousse de la main de Mémé Ciredutemps qui tentait de la retenir et fonça vers le trône comme un piston. Elle traînait le fou dans son sillage.

* * *

« Dites ?

— Euh. Hou-ou !

— Hé, dites, excusez-moi, y a quelqu’un ? »

Là-haut, dans le château, ce n’étaient que brouhaha et grande liesse, et personne n’entendait les voix polies et affolées qui rebondissaient en écho dans les couloirs des cachots, de plus en plus polies et affolées à chaque heure qui passait.