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Lorsqu’on frappa à la porte, tout le plancher parut se ruer vers les murs.

Au bout de quelques secondes, on frappa encore.

Une autre pause. Puis les coups secouèrent le battant sur ses gonds et une voix cria : « Ouvrez, au nom du roi ! »

Une deuxième voix offensée protesta : « Vous n’êtes pas obligé de crier comme ça. Pourquoi vous criez comme ça ? Je ne vous ai pas ordonné de crier comme ça. Vous allez faire peur à tout le monde, à crier comme ça.

— Pardon, sire ! C’est le boulot qui veut ça, sire !

— Frappez encore. Un peu moins fort, s’il vous plaît. »

Le coup fut peut-être un peu plus léger. Le tablier de Magrat tomba de son crochet derrière la porte.

« Vous êtes sûr que je ne peux pas frapper moi-même ?

— Ça ne se fait pas, sire, des rois qui frappent aux portes d’humbles chaumières. Vaut mieux que ce soit moi. OUVREZ, AU NOM…

— Sergent !

— Pardon, sire. Je me suis oublié.

— Essayez le loquet. »

Suivit le bruit d’une grande hésitation.

« Ça ne me plaît pas, sire, dit le sergent invisible. Pourrait être dangereux. Si vous voulez un conseil, sire, moi, je mettrais le feu au chaume.

— Le feu ?

— Ouissire. On fait toujours ça quand personne ne répond à la porte. Ça les fait sortir tout de suite.

— Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, sergent. Je crois que je vais essayer le loquet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Ça me fend le cœur de vous voir faire ça, sire.

— Eh bien, je regrette.

— Vous pourriez au moins me laisser le brûler.

— Non !

— Ben, et si je mettais le feu aux cabinets…

— Sûrement pas !

— Le poulailler, là-bas, je crois qu’il prendrait bien…

— Sergent !

— Sire !

— Retournez au château !

— Quoi ? Et vous laisser tout seul, sire ?

— C’est une affaire extrêmement délicate, sergent. Je suis sûr que vous êtes un homme de confiance, mais dans certaines circonstances même un roi a besoin d’être seul. Il s’agit d’une jeune femme, vous comprenez.

— Ah. Vu, sire.

— Merci. Aidez-moi à descendre de cheval, je vous prie.

— Excusez-moi pour tout, sire. Manque de tact de ma part.

— N’en parlons plus.

— Si vous avez besoin d’aide pour l’allumer…

— S’il vous plaît, retournez au château, sergent.

— Oui, sire. Si vous êtes sûr, sire. Merci, sire.

— Sergent ?

— Oui, sire ?

— Je vais avoir besoin qu’on rapporte mon chapeau et mes clochettes à la Guilde des Fous à Ankh-Morpork, maintenant que je quitte le métier. Il me semble que vous êtes l’homme idéal.

— Merci, sire. Merci mille fois.

— Vous… euh… brûlez d’envie de rendre service.

— Oui, sire ?

— Veillez à ce qu’ils vous installent dans une chambre d’hôte.

— Oui, sire. Merci, sire. »

On entendit un cheval s’éloigner au trot. Quelques secondes plus tard le loquet fit clac et le fou se glissa à l’intérieur.

Il faut un grand courage pour entrer dans la cuisine d’une sorcière dans le noir, mais sans doute pas plus que pour porter une chemise violette à manches de velours et bordures festonnées. Un bon point en faveur de la chemise, pourtant : elle n’avait pas de clochettes.

Il avait apporté une bouteille de vin pétillant et un bouquet de fleurs, également éventés après le voyage. Il les posa sur la table et s’assit près des braises du feu.

Il se frotta les yeux. La journée avait été longue. Il ne faisait pas un bon roi, se disait-il, mais il avait passé son existence à travailler dur pour un métier qui ne lui convenait pas et il persévérait. Pour ce qu’il en savait, aucun de ses prédécesseurs n’avait même essayé. Tant à faire, tant à réparer, tant à organiser…

Par-dessus tout, il y avait le problème de la duchesse. Son sort l’avait suffisamment ému pour qu’il lui affecte une cellule correcte dans une tour aérée. Elle était veuve, après tout. Il se sentait tenu de se montrer aimable avec les veuves. Mais se montrer aimable avec la duchesse n’avait pas l’air d’arranger les choses, elle ne comprenait pas, elle prenait ça pour de la faiblesse. Il craignait fort d’avoir à lui faire couper la tête.

Non, quand on est roi, il n’y a pas de quoi rire. Cette pensée le dérida. On pouvait au moins en dire ça.

Et au bout d’un moment, il s’endormit.

* * *

La duchesse, elle, ne dormait pas. Pour l’heure elle s’accrochait à une corde de draps noués, à mi-hauteur du mur du château, après avoir passé la veille à racler le mortier autour des barreaux de sa fenêtre, alors qu’en vérité on pouvait s’ouvrir une brèche dans n’importe quel mur du château de Lancre avec un morceau de fromage. Quel idiot, ce fou ! Il lui avait donné des couverts et quantité de draps ! Voilà comme ils réagissaient, ces gens-là. Ils laissaient la peur raisonner à leur place. Ils avaient peur d’elle, la duchesse, quand bien même ils la croyaient en leur pouvoir (et le faible ne tient jamais le fort en son pouvoir, jamais vraiment). Si elle s’était elle-même jetée en prison, elle aurait pris un grand plaisir à se faire regretter d’être née. Mais ils s’étaient contentés de lui fournir des couvertures et de s’inquiéter pour elle.

Eh bien, elle allait revenir. Le monde était grand, et elle s’y entendait pour tirer les ficelles qui forçaient les gens à faire selon sa volonté. Elle ne s’encombrerait pas non plus d’un mari, cette fois. Quel faible, celui-là ! Le pire de tous, aucun courage pour se montrer à la hauteur de la malveillance qu’il savait en lui-même.

Elle atterrit lourdement sur la mousse, marqua un temps pour reprendre son souffle puis, le couteau au poing, s’éloigna discrètement le long du mur d’enceinte et s’enfonça dans la forêt.

Elle la traverserait jusqu’à la rivière en contrebas et nagerait, ou peut-être construirait-elle un radeau. Au matin elle serait trop loin pour qu’on la retrouve ; elle doutait même qu’on se lance à sa recherche.

Les faibles !

Elle se déplaçait dans la forêt à une vitesse surprenante. Il y avait des pistes, après tout, assez larges pour des chariots, et elle était douée d’un bon sens de l’orientation. D’ailleurs, tout ce qu’elle avait à faire, c’était descendre la colline. Dès qu’elle arriverait à la gorge, elle n’aurait plus qu’à suivre le courant.

Soudain, les arbres parurent plus nombreux que la normale. La piste était toujours là et elle allait plus ou moins dans la bonne direction, mais les troncs de chaque côté étaient plantés plus serrés qu’on aurait cru, et lorsque la duchesse voulut se retourner, elle ne retrouva plus du tout de piste derrière elle. Elle se retourna plusieurs fois d’un bloc, s’attendant à moitié à voir les arbres bouger, mais ils se dressaient toujours stoïquement, solidement enracinés dans la mousse.

Elle ne sentait pas de vent, mais on soupirait à la cime des arbres.

« D’accord, fit-elle tout bas. D’accord, je m’en vais, de toutes façons. C’est moi qui veux m’en aller. Mais je reviendrai. »

À cet instant la piste déboucha sur une clairière qui n’existait pas la veille et n’existerait plus le lendemain, une clairière où le clair de lune se réfléchissait sur un rassemblement d’andouillers, de crocs et de rangs serrés d’yeux luisants.

Des faibles qui se regroupent, ça se méprise, mais la duchesse comprit que des forts qui s’allient risquent de poser un problème beaucoup plus épineux.