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— Magrat Goussedail !

— C’est vrai. Quand je faisais mon apprentissage avec Bobonne Plurniche…

— … qu’elle-repose-en-paix…

— … qu’elle-repose-en-paix, elle m’emmenait à Dodâne ou à Lancre chaque fois que les baladins venaient jouer. C’était une passionnée de théâtre. Ils ont plus de couronnes qu’on a de dents ; remarquez – elle marqua un temps –, Bobonne disait qu’elles étaient en fer-blanc, en papier et tout. Avec des bouts de verre pour les pierres précieuses. Mais elles faisaient plus vraies que celle-là. Vous trouvez pas ça bizarre ?

— La chose qui essaye de ressembler à une chose ressemble souvent plus à la chose que la chose. C’est bien connu. Mais j’suis pas d’accord pour encourager ce système. Et puis c’est quoi, ces gens qui se baladent en jouant avec des couronnes ?

— Vous connaissez pas le théâtre ? » s’étonna Magrat.

Mémé Ciredutemps, qui n’avouait jamais son ignorance en quoi que ce soit, n’hésita pas. « Oh, si, fit-elle. C’est un de ces machins, là, hein ?

— Bobonne Plurniche disait que c’était le miroir de la vie. Ça lui remontait toujours le moral, qu’elle disait.

— Pour sûr, approuva Mémé avec force. Quand c’est bien joué, en tout cas. Sont bien braves, non ? ces gens qui jouent du théâtre ?

— Je crois.

— Et ils se baladent dans tout le pays, tu disais ? fit Mémé qui regarda d’un air songeur la porte de l’arrière-cuisine.

— Partout. Il y a une troupe à Lancre en ce moment, à ce qu’il paraît. J’y suis pas allée parce que… vous savez bien. »

Magrat baissa la tête. « C’est pas convenable pour une femme d’aller dans ces endroits-là toute seule. »

Mémé opina. Elle approuvait entièrement ce genre d’idées, à condition, bien sûr, qu’elles ne s’appliquent qu’aux autres.

Elle tambourina des doigts sur la nappe de Magrat.

« Oui, dit-elle. Et pourquoi pas ? Va dire à Gytha de bien couvrir le bébé. Ça fait longtemps que j’ai pas entendu bien jouer du théâtre. »

* * *

Magrat nageait dans le bonheur, comme d’habitude. Le théâtre se résumait à quelques longueurs de toile à sac peinte, une scène de planches posées sur des tonneaux et une demi-douzaine de bancs disposés sur la place du village. Mais il était cependant parvenu à figurer « le château », « une autre partie du château », « la même partie un peu plus tard », « le champ de bataille » et maintenant « une route en dehors de la ville ». L’après-midi aurait été parfait sans Mémé.

Après plusieurs regards noirs et pénétrants lancés en direction du trio de musiciens pour voir si elle arrivait à deviner quel instrument on appelait le théâtre, la vieille sorcière avait finalement porté son attention vers la scène, et Magrat commençait à se dire que Mémé n’avait pas encore saisi tous les principes de l’art dramatique.

Pour l’heure, elle trépignait de rage sur son siège.

« Il l’a tué, souffla-t-elle. Pourquoi est-ce que personne fait rien ? Il l’a tué ! Là, devant tout le monde ! »

Magrat s’accrocha désespérément au bras de sa collègue qui se débattait pour se mettre debout.

« Tout va bien, chuchota-t-elle. Il est pas mort !

— Est-ce que tu me traiterais de menteuse, ma fille ? fit sèchement Mémé. J’ai tout vu !

— Écoutez, Mémé, c’est pas vraiment vrai, vous comprenez ? »

Mémé Ciredutemps se calma un peu mais continua de grommeler tout bas. Elle commençait à se dire qu’on cherchait à se payer sa tête.

Sur scène, un homme dans un drap s’était lancé dans un monologue fougueux. Mémé écouta attentivement quelques minutes puis décocha un petit coup de coude dans les côtes de Magrat. « Qu’est-ce qu’il fait, là ?

— Il dit combien il regrette que l’autre homme soit mort, répondit Magrat qui ajouta en hâte, dans l’espoir de détourner la conversation : Il y a beaucoup de couronnes, non ? »

Mémé n’entendait pas se laisser distraire. « Quelle idée il a eue de l’tuer, alors ?

— Ben, c’est un peu compliqué… répondit Magrat d’une voix faible.

— C’est une honte ! lâcha sèchement Mémé. Et le pauvre mort qu’est toujours là, par terre ! »

Magrat jeta un regard implorant à Nounou Ogg, laquelle mastiquait une pomme et observait la scène d’un œil d’expert scientifique.

« Moi, m’est avis, dit-elle lentement, m’est avis que tout ça, c’est du chiqué. Regardez, il respire toujours. »

Les autres spectateurs, qui avaient à présent conclu que le commentaire faisait partie intégrante de la pièce, considérèrent comme un seul homme le cadavre. Qui rougit.

« Et regardez-moi ses souliers, critiqua Nounou. Un vrai roi aurait honte de porter des souliers pareils. »

Le cadavre s’efforça de repousser ses pieds derrière un buisson en carton.

Mémé, qui sentait obscurément qu’elles avaient remporté un petit triomphe sur les suppôts du mensonge et de l’artifice, prit une pomme dans le sac et un intérêt nouveau au spectacle. Les nerfs de Magrat commencèrent à se dénouer et elle entreprit de s’installer à l’aise pour profiter de la pièce. Mais pas pour très longtemps, en définitive. Une voix la ramena dans le monde des incrédules qu’elle voulait oublier.

« C’est quoi, ça ? »

Magrat soupira. « Ben, risqua-t-elle, lui, il croit que lui, c’est un prince, mais lui, c’est en réalité la fille de l’autre roi déguisée en homme. »

Mémé soumit l’acteur à une longue observation détaillée.

« C’en est un, c’est un homme, dit-elle. Avec une perruque de paille. Qui parle avec une voix aiguë. »

Magrat frissonna. Elle avait quelques rudiments des conventions théâtrales. Elle avait redouté cet instant. Mémé Ciredutemps avait des Opinions.

« Oui, mais, fit-elle d’un ton pitoyable, c’est le Théâtre, vous voyez. Toutes les femmes sont jouées par des hommes.

— Pourquoi ça ?

— Ils admettent pas les femmes sur scène », dit Magrat d’une petite voix. Elle ferma les yeux.

Pourtant aucune explosion ne lui parvint de la place à sa gauche. Elle hasarda un coup d’œil.

Mémé mâchait et remâchait tranquillement le même morceau de pomme, sans détacher son regard de l’action.

« Fais pas d’histoires, Esmé, dit Nounou qui connaissait elle aussi les Opinions de Mémé. Il est bien, ce passage-là. J’crois que je commence à m’y faire. »

On tapa sur l’épaule de Mémé, et une voix demanda : « Madame, auriez-vous l’amabilité de retirer votre chapeau ? »

Mémé se retourna lentement sur son siège, comme mue par des moteurs invisibles, pour infliger à l’interrupteur un regard bleu diamant de cent kilowatts. L’homme se décomposa et s’affaissa sur son siège sans que les prunelles de la sorcière ne le quittent tout au long de sa descente.

« Non », répondit-elle.

Il pesa le pour et le contre. « Très bien », fit-il. Mémé reprit sa position première et hocha la tête en direction des acteurs qui avaient cessé de jouer pour suivre la scène.

« J’sais pas ce que vous regardez, gronda-t-elle. Continuez. »

Nounou Ogg lui passa un autre sac.

« Un bonbon à la menthe ? » fit-elle.

Le silence revint dans le théâtre de fortune, en dehors des voix hésitantes des acteurs qui n’arrêtaient pas de jeter des coups d’œil vers la silhouette hérissée de Mémé Ciredutemps, et des bruits de deux bonbons qu’on suçait et qu’on faisait passer sans rémission d’une joue à l’autre.