J'ai eu très envie d'aller prendre une douche quelque part. La clé de chez Honoré, je l'avais perdue avec mes sacs à l'église. La petite salle d'eau de la parfumerie, avec jacuzzi et huiles de senteur, je risquais de la trouver occupée même à l'aube, car elle servait souvent aux extras. On pouvait aussi trouver des inconvénients à ce métier, c'est sûr, la fatigue, le surmenage. J'avais une étrange sensation de flottement. Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie. Je marchais péniblement en essayant d'éviter les flaques pour ne pas salir un peu plus ma pauvre robe, et je réfléchissais à un hôtel possible, pas trop cher, le long du périphérique peut-être. Mais la boue, je ne sais pas, ça me tournait la tête pour ainsi dire. J'ai fait quelques centaines de mètres et je me suis assise sur un banc, dans un tout petit square près d'un parking. Il y avait une femme assez jeune qui essayait de plier une poussette pour la faire entrer dans le coffre de sa voiture. Le bébé était posé par terre dans un siège-auto, au milieu d'un tas d'affaires, des valises, des paniers, un couffin, des jouets, des paquets de langes. Je me suis approchée. La femme avait l'air très fatiguée, elle était bouffie du visage avec des plaques rouges sous les yeux. Le bébé poussait des cris aigus. J'ai voulu lier conversation mais je n'ai rien pu articuler. Voilà des jours et des jours que je n'avais pas parlé, depuis que je n'avais rien trouvé à dire au curé. J'ai ouvert la bouche, mais je n'ai réussi qu'à pousser une sorte de grognement. Le bébé m'a regardée bizarrement et ses sanglots ont redoublé. La femme a pris comme qui dirait peur en me voyant. Elle a rabattu le coffre de sa voiture en écrasant à demi la poussette et elle a pris le siège-auto dans ses bras, on ne la voyait presque plus derrière. Je me suis penchée sur le bébé. Je l'ai flairé. Il sentait bon le lait et l'amande. Je ne sais pas, ça m'aurait fait du bien de me coller contre les jambes de la femme et qu'elle me parle gentiment, et peut-être d'accompagner ces deux personnes où elles allaient. J'ai poussé le bébé d'un coup de nez, la femme s'est mise à crier et le bébé, lui, je ne sais pas s'il riait ou s'il pleurait. Il me semble, comment dire, que ça m'aurait été facile de le manger, de planter mes dents dans cette chair bien rose, ou alors que la femme me le donne et que je l'emmène avec moi. Il sentait tellement bon, il avait l'air tellement facile à rouler sur le sol, comme un gros culbuto. La femme a hurlé et elle est partie à toutes jambes avec le siège-auto dans les bras. Elle a laissé toutes les affaires par terre. Je me suis mise à fouiller du nez. Il y avait un biberon tout prêt, je l'ai liché en deux secondes, c'était tiède et sucré. Le gros paquet de langes propres, je l'ai tout déchiqueté du museau, et dans un panier j'ai trouvé des pommes délicieuses qui m'ont fait bien plaisir. J'ai éventré les valises mais il n'y avait que des vêtements dedans. J'ai mâché quelques jouets en plastique pour me faire les dents, et puis j'ai cassé des petits pots pour voir si c'était bon. Ce n'était pas mauvais, ça m'a fait des protéines. Je me suis un peu coupé la langue à lécher les éclats de verre et j'ai dû en avaler quelques-uns aussi, je sentais que ça se pulvérisait sous mes molaires. J'ai roté et je me suis assise par terre. En voyant devant moi cette voiture et toutes ces choses abandonnées, j'ai eu comme un éclair de compréhension et je me suis dit que cette femme devait quitter sa maison pour de bon en emmenant son bébé et ses affaires et en laissant derrière elle je ne sais quel mari. Ça m'a fait de la peine de lui avoir compliqué les choses. Je me suis rapprochée de la voiture et j'ai essayé de remettre un peu d'ordre, mais ça ne marchait pas. En désespoir de cause j'ai tout piétiné et j'ai tiré avec les dents un vêtement qui dépassait d'une valise, je me suis dit que ça ferait l'affaire pour remplacer ma robe sale. J'ai traîné le vêtement vers le banc. Je l'ai posé dessus aussi soigneusement que j'ai pu. Et puis j'ai vu une flaque, sous le banc. Une belle flaque avec de la boue bien tiède sous le soleil et de l'eau de pluie fraîchement tombée. Je me suis allongée dans la flaque et j'ai étiré les pattes, ça m'a fait un bien fou aux articulations. Ensuite je me suis roulée plusieurs fois dedans, c'était délicieux, ça faisait du frais sur ma peau irritée et ça détendait tous mes muscles, ça me massait le dos et les hanches. Je me suis à moitié assoupie. J'étais toute parfumée à la boue et à l'humus et j'avais le nez à contresens du vent, une grossière erreur. Je n'ai pas senti venir les gens. Heureusement, ce sont eux qui se sont arrêtés. J'ai perçu leur présence à temps et je me suis retournée. C'était la femme, le bébé, et un gendarme. «