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C'est monstrueux!» a dit le gendarme. Et il a dégainé son arme en tremblant. Ça m'a sauvée, qu'il tremble. J'ai juste eu le temps d'emporter la robe dans mes dents, et de courir, courir, de traverser le boulevard entre les voitures qui klaxonnaient. Je me suis cachée sous une porte cochère. J'ai eu un mal fou ensuite à sortir de ce quartier parce qu'ils avaient bouclé les rues et organisé une battue avec des chiens. Heureusement j'ai vu de très gros rats sortir d'une plaque d'égout mal scellée, je l'ai poussée du nez et j'ai pu entrer sous la terre. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé dans les égouts. On n'y était pas si mal. Il faisait chaud, il y avait une bonne boue bien couvrante. Je suis ressortie une nuit. Je voulais partir à la campagne, je sentais que j'y serais mieux. Je commençais à avoir faim sous la terre, je ne mange pas comme les rats tout de même. La rue où j'étais ressortie était pleine d'affiches électorales collées aux murs. Il y avait celles de mon candidat si je puis dire, souriant en médaillon à côté de moi, et ce soir-là sous la lueur des lampadaires je me suis trouvée pas mal du tout, fraîche et rose. C'était le maquillage bien sûr, et les spotlights, mais ça m'a fait du bien au moral de voir que tout de même j'étais photogénique dans ma petite robe, et que je faisais gironde et saine. Pour un monde plus sain, c'était écrit en gros entre Edgar et moi. Je me suis dit que c'était un slogan de circonstance; je veux dire, je sortais des égouts. Je n'avais pas perdu tout sens moral. Allez, je me suis dit, on va faire un effort. J'ai retrouvé dans le fond de ma tête cette vieille idée d'aller prendre une douche, et dans le fond de mes poches la liasse de billets, un peu humide mais intacte. J'ai pris une grande inspiration. J'ai poussé un cri comme les karatékas, et han! je me suis redressée. La douleur dans les reins m'a coupé le souffle. Quand j'ai vu ma robe, toute tendue devant moi et gonflée par mes six mamelles, surtout comparée à comme elle était fraîche et jolie avant sur la photo, ça m'a fait un peu mal. J'étais quand même dans un drôle d'état. Une douche, j'ai répété dans ma tête. J'ai marché aussi vite que j'ai pu. Je suis entrée dans un hôtel en bordure du périphérique. J'ai mis un billet dans un distributeur et j'ai reçu une sorte de carte magnétique qui ouvrait la porte de la chambre et celle de la salle de bains. L'hôtel avait l'air désert, mais c'était parce que tout était fait par les cartes magnétiques. Je me suis déshabillée dans la chambre, la douche était juste à côté. J'ai enlevé un peignoir tout propre de son emballage plastique, avec marqué with compliments, et je suis allée prendre une douche. J'ai frotté fort. L'eau, au début, ça m'a fait bizarre, ensuite j'ai bu tout mon saoul et je me suis dit que ça ressemblait à la pluie. Je me suis ébrouée et roulée un peu sur le carrelage, mais c'était froid et dur. Le savon with compliments m'a rappelé la parfumerie, et aussi les racines les plus délicieuses, il sentait bon l'hamamélis. J'en ai croqué un bout mais pour le coup, c'était dégueulasse. Je me suis demandé ce que j'aimais le plus, les racines ou la parfumerie. En tout cas les égouts c'était quand même trop sale, et surtout ça manquait de lumière. Il y avait toujours les crocodiles à craindre, aussi. J'ai pleuré un peu, sous la douche, ça m'a comme qui dirait détendue. Je n'arrivais pas à savoir ce qu'il fallait que je fasse après. L'hôtel ressemblait à une sorte de sas entre la ville et le périphérique. Tout y était automatique. Je voyais par ma fenêtre des gens entrer et sortir. J'évitais soigneusement de les croiser, ils avaient tous l'air de savoir où ils allaient, quoi faire après. Moi je ne faisais rien, je regardais la télévision, je prenais des douches. Par la fenêtre je voyais les fumées d'Issy-les-Moulineaux, quelques oiseaux dans le ciel, des parkings immenses, des supermarchés. J'ai passé plusieurs jours dans cet hôtel, étendue sur mon lit entre deux douches. Je descendais une fois par jour mettre un billet dans le distributeur. Dans le miroir de la chambre, je prenais plaisir à me regarder. J'étais toute propre. Je me reposais. Je restais sur mon lit et je n'avais plus mal au dos. J'avais moins de bouffissures sur le visage. Je m'efforçais de retrouver figure humaine, je dormais beaucoup, je me coiffais. Mes cheveux étaient presque tous tombés dans les égouts mais ils repoussaient maintenant. Je rognais mes ongles, je rasais mes jambes, et je voyais mes mamelles dégonfler, devenir de moins en moins visibles, il ne restait plus que les taches foncées des mamelons. J'avais même lavé ma robe en prévision d'un jour où je sortirais. Peu à peu j'ai lié connaissance avec l'homme de ménage. J'avais beaucoup maigri, à rester là sans bouger. On s'est mis d'accord par signes avec l'homme de ménage, il m'a monté des hamburgers tous les jours. Le steak à 80% de soja passait bien, et la salade, le ketchup, je me suis mise à prendre du poids un peu plus harmonieusement. Au bout d'un moment je n'ai plus eu de billets à mettre dans le distributeur, alors je me suis arrangée avec l'homme de ménage qui a cassé la serrure magnétique de ma chambre et a eu droit de venir me voir deux fois par jour. Il m'a même expliqué comment prendre des douches gratuites en coinçant la porte avec ma carte périmée, mais j'ai failli me noyer, il ne m'avait pas prévenue que ça se désinfectait automatiquement après chaque passage. Je me suis payé une belle allergie aux produits, mais il m'a gentiment soignée. Comme il parlait arabe la conversation n'était pas un problème, on ne se disait rien, on se faisait des signes, on s'aimait bien. Je ne sais pas comment ça se fait, au bout d'un moment j'ai pu entrer à nouveau dans mes vieux vêtements; je veux dire, celui que j'avais volé dans la voiture de la femme m'allait assez bien, me seyait même à la taille. C'était peut-être la douche, ou les hamburgers, ou dormir dans un vrai lit, ou alors le contact quotidien avec l'homme de ménage. Il est devenu amoureux de moi, l'homme de ménage, il faut dire que j'étais assez appétissante à nouveau, et moi j'aurais bien passé le reste de mes jours dans cet hôtel avec lui. Dans ma chambre je mettais des fleurs que j'allais cueillir le soir le long du périphérique, je ne les mangeais pas ni rien. L'homme de ménage faisait le ménage tous les jours, c'était tout propre chez moi. Un jour il m'a offert un photomaton de lui et je l'ai accroché au mur. Ça devenait
cosy. Je me suis retrouvée enceinte, pour le coup ça ne faisait aucun doute. J'ai réussi à comprendre le nom de l'homme de ménage mais pas à le répéter, ce qui fait qu'hélas je l'ai oublié aujourd'hui. Il était aux petits soins avec moi depuis qu'il avait compris mon état. Edgar je ne sais plus quoi a gagné les élections. J'ai vu ça à la télé, il posait devant mon affiche et il avait l'air tout réjoui. J'étais contente pour lui. J'ai pu comparer mon visage à la télé et mon visage dans le miroir de la chambre, j'étais redevenue tout à fait présentable. Je me suis dit que ce serait une bonne idée si j'allais trouver Edgar pour lui demander du travail, que puisque j'étais leur figure de proue, leur leader charismatique en quelque sorte, le parti d'Edgar m'en fournirait sûrement. Finalement je m'étais fait de sacrées relations, j'avais parié sur le bon cheval en misant sur Edgar. J'ai décidé de faire un effort de présentation supplémentaire. Je me suis donné une semaine pour perdre d'autres kilos, me redresser complètement, parvenir peut-être à me maquiller un peu et à articuler. Je refusais désormais les hamburgers de l'homme de ménage et il voyait d'un très mauvais œil que je ne me nourrisse plus que de salade. Je suis devenue moins rougeaude. Mes premières semaines de grossesse me fatiguaient et me creusaient les joues. Et puis les gendarmes sont venus à l'hôtel et ils ont embarqué l'homme de ménage. Je ne l'ai plus jamais revu, sauf une fois à la télé, on le faisait monter dans un avion avec d'autres gens devant des mitraillettes et il pleurait. Ça m'a fait de la peine, mais c'étaient les premières mesures du programme d'Edgar. Comme ils n'ont retrouvé personne à l'hôtel pour nettoyer les toilettes et les lits et tout ça, l'hôtel est devenu très sale. Il n'y avait que les douches à désinfection automatique qui fonctionnaient encore, mais souvent elles tombaient en panne et noyaient quelques clients. On est venu fermer l'hôtel et je me suis retrouvée à la rue. Je me suis dit que puisque Edgar avait viré tous les arabes il allait me donner facilement du travail, cet Edgar c'était le bon cheval. Mais je ne sais pas ce qui s'est passé, l'émotion peut-être de me retrouver dehors, ou alors le départ de l'homme de ménage, j'ai été prise de crampes terribles au beau milieu de la rue. Je me suis recroquevillée et j'ai vu que je perdais beaucoup de sang. Je me suis évanouie. Le SAMU-SDF est arrivé et c'est eux qui m'ont réveillée. Je me sentais bizarre. Le gendarme qui était avec eux a dit: «Mais c'est la SPA qu'il faut appeler!» A côté de moi par terre il y avait six petites choses sanglantes qui remuaient. Vu la forme que ça avait j'ai bien vu que ça ne ferait pas long feu. Le gendarme a voulu s'approcher et j'ai montré les dents. Les gens du SAMU-SDF n'osaient pas s'emparer de moi. Je me suis relevée avec difficulté, j'avais très mal au ventre. J'ai mis les six petites choses dans ma gueule, j'ai défoncé une plaque d'égout et je suis descendue sous terre. J'ai léché les petites choses le plus soigneusement possible. Quand elles sont devenues froides, ça a fait comme si ça ne pouvait plus continuer en moi. Je me suis roulée en boule et je n'ai plus pensé à rien.