Mais elle pleure! mais elle pleure!» Alors les gens ont fait une ronde autour de moi, l'orchestre jouait la danse des canards ou un vieux truc rétro dans ce genre. On peut dire que ces gens très chic savent faire la fête. Il y avait maintenant du caviar et des œufs mignonnettes écrasés partout par terre, les gens dérapaient en valsant. Edgar avait fait déshabiller une fille et voulait absolument que je lui renifle le derrière, Edgar a toujours été un joyeux drille. Et puis tout a coup l'orchestre s'est arrêté de jouer et un gorille a touché le bras d'Edgar. Edgar s'est relevé comme il a pu, il a retrouvé soudain beaucoup de dignité, et il' a dit: «Mes chers amis, il est minuit.» Alors tout le monde a poussé des hurlements et je me suis demandé si c'était l'heure de la fin du monde ou quoi ; mais ils se sont tous tombés dans les bras, ils se sont tous embrassés, et moi-même je me suis retrouvée avec du rouge à lèvres partout, du Yerling et du Gilda et aussi du Loup-Y-Es-Tu, ça se voyait qu'on n'était pas n'importe où. On a entendu les douze énormes coups de la cathédrale qu'avait fait bâtir Edgar à la place de l'Arc de Triomphe. Ensuite c'a été de nouveau les bouchons de Champagne qui ont sauté. Moi je n'en pouvais plus du Champagne, je commençais à être malade après cette longue période de privations en prison. Je glissais sur le parquet ciré tout limoneux, je me cassais la gueule et je me rabotais les mamelles; les gens riaient mais je n'étais plus le centre de la fête, on sentait qu'ils se lassaient. Edgar a amené le deuxième clou du spectacle. Là je me suis dit que pour une fois ça ne tombait pas sur moi ; j'étais bien contente d'être aussi peu sexy en ce moment, j'étais tellement fatiguée que je n'aurais été bonne à rien. La très jolie jeune fille qu'avait amenée Edgar couinait et se débattait. Elle n'a pas tenu le choc longtemps, gamine comme elle était. Quand ils ont tous eu fini de s'amuser, elle s'est mise à errer à quatre pattes dans la salle les yeux complètement révulsés, un coup de fatigue sans doute, le manque d'habitude. Connaissant Edgar je savais qu'elle ne repartirait pas les mains vides, j'ai voulu aller la consoler mais décidément aucun son articulé ne voulait sortir de ma bouche. Un des gorilles a entraîné la gosse dans une salle à côté, je l'ai vu se distraire un peu et puis lui mettre une balle dans la tête. Ça m'a déçu de lui. Heureusement qu'Edgar n'a pas vu ça sinon ça aurait bardé pour le gorille. D'autres jeunes filles et même des jeunes garçons ont été amenés pour faire la fête avec nous. Le parquet qui glissait terriblement s'est mis à coller avec tout ce sang, au moins j'ai pu reprendre un peu l'équilibre. J'ai eu pitié des jeunes garçons, eux n'ont pas tellement l'habitude, et je me suis mise à rogner les liens de l'un d'entre eux qu'on avait laissé là en plan, on ne s'occupait plus du tout de lui et il hurlait avec quelque chose qui le brûlait dans le derrière ou je ne sais quoi. J'aurais mieux fait de m'abstenir. Vous ne me croirez pas mais un type m'a remarquée à côté du jeune homme et s'est mis à me faire des trucs pendables. Je voulais lui faire comprendre qu'il se trompait, que je n'étais pas du tout celle qu'il croyait – mais rien à faire. Comme j'étais rétive j'ai pris des coups de fouet, mais il pouvait y aller, j'avais la peau dure maintenant. Au moment où tout le monde avait l'air de s'amuser le plus, l'orchestre s'est de nouveau arrêté de jouer. J'ai vu entrer mon marabout, tout bien habillé de blanc, à nouveau dans ses vêtements de sauvage mais la peau très claire. De près on voyait tout de même que les produits blanchissants de chez Loup-Y-Es-Tu ce n'était pas encore tout à fait au point, il avait la peau toute bousillée. Le marabout a dit: «Repentez-vous mes frères », et il a promené une sorte de grosse spirale en or sur toute l'assistance. Tout le monde est tombé à plat ventre sur le sol, des femmes se sont traînées vers le marabout pour embrasser le bas de sa robe et d'autres personnes étaient agitées de tremblements. C'aurait été d'un bel effet, très touchant, si le silence avait vraiment été complet comme dans les cathédrales ; mais j'avais le ventre qui gargouillait de toute cette nourriture, c'était gênant, je serais bien rentrée sous terre. Heureusement pour moi il y avait une jeune fille pendue par les cheveux à un lustre et qui faisait encore plus de bruit, tout son intérieur dégoulinait par terre boyaux et tout, on s'était bien amusé avec elle. Le marabout dans sa grande bonté est venu décrocher la jeune fille et bénir les quelques autres qui traînaient par terre, il a fait un geste pour qu'on range tout ça et il a dit: «Rentrez chez vous maintenant mes frères, et recueillez-vous pour ce troisième millénaire à venir, et priez pour que l'esprit de la Spirale inspire bienheureusement notre chef béni.» J'ai vu Edgar se baisser et embrasser le bas de la robe du marabout, et prendre à bout de bras l'énorme spirale dorée pour la lever au-dessus de la foule. Ensuite Edgar a renvoyé d'un geste tous ces gens prosternés en tenue de soirée. Le marabout avait fait bien du chemin depuis la parfumerie. Il est vrai qu'à l'époque, dans son loft des quartiers africains, il accueillait déjà les plus hautes responsabilités politiques. Des femmes de ménage à l'air tout ensommeillé sont venues avec des balais et des seaux. J'entendais le marabout discuter avec Edgar à propos d'une cérémonie à la cathédrale, ce pauvre Edgar n'allait pas beaucoup dormir. Le jour se levait, ça faisait de beaux reflets sur les dorures et le parquet, moi ça me bouleversait de contempler le soleil. Une femme de ménage m'a trouvée sous une tenture et elle a dit: «Et qu'est-ce qu'on fait de ça, Monsieur Edgar?» Edgar, qui a toujours beaucoup aimé le peuple, a cru bon de répondre: «C'est mon cadeau de bonne année pour les employés du Palais.» J'ai vu le visage de la bonne femme s'illuminer, il faut dire qu'elle n'avait que la peau sur les os. «