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C’est à cette époque-là, dès les premiers jours à la parfumerie, que les clientes se sont mises à me dire que j’avais un teint magnifique. Je faisais une excellente publicité à l’établissement. La boutique s’est mise à marcher du tonnerre, avec moi. Le directeur de la chaîne me félicitait. Il est vrai que l’uniforme de travail, une blouse blanche sérieuse comme dans les cliniques esthétiques, était seyant, coupé très près du corps, avec un profond décolleté dans le dos et sur les seins. Or c’est à cette même époque exactement que mes seins ont pris du galbé comme mes cuisses. C’en était arrivé à un point oû j’avais dû abandonner mes bonnets B, les armatures me blessaient. Je n’avais pas encore reçu mon premier salaire, à peine une petite avance parce qu’à la trésorerie ils avaient une panne d’ordinateurs, et je ne pouvais pas m’acheter de bonnets C. Mais le directeur me rassurait et disait qu’à mon âge ça se tenait tout seul, que je n’avais aucun besoin de soutien-gorge. Et c’est vrai que ça se tenait remarquablement bien, même quand je suis passée à la taille D; mais là j’ai craqué, j’ai acheté un soutien-gorge avec l’argent du pain que j’avais mis de côté petit à petit. Honoré m’a posé des questions, il savait que je n’avais pas encore été payée, mais j’ai pris sur moi, je n’ai rien avoué, même si cette petite trahison me tourmente encore. Pauvre Honoré, il ne pouvait pas savoir ce que c’est de courir sans soutien-gorge après un bus avec un tel tour de poitrine. J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaîne passait presque tous les jours pour ramasser l’argent, il était de plus en plus content de moi. Mes massages avaient le plus grand succès, je crois même que le directeur de la chaîne soupçonnait que je m’étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de temps à la vendeuse avant de l’y inciter. Ce qui fait que, grâce à tout cet argent, je n’ai pas risqué de me faire licencier au bout de quelques semaines, le directeur de la chaîne ne m’a poussé à rien, tout s’est passé dans la plus grande discrétion. Le directeur a été chic. Il m’a laissée tranquille un bon moment, il devait penser que j’étais fatiguée par tout ce travail. Moi je n’avais jamais été aussi en forme de ma vie. Et cela n’avait rien à voir avec Honoré. Cela n’avait rien à voir non plus avec mon nouvel emploi, même s’il me plaisait bien, ni même avec l’argent puisque de toute façon je ne l’ai touché que très tard et en partie seulement, et que cela n’aurait jamais suffi à mon indépendance. Non, c’était juste qu’il faisait pour ainsi dire toujours soleil dans ma tête, même dans le métro, même dans la boue de ce printemps-là, même dans les squares poussiéreux où j’allais manger mon sandwich le midi. Et pourtant ce n’était pas une vie facile, objectivement. Il fallait que je me lève tôt, mais curieusement, dès le chant du coq, enfin dès ce qui y correspond en ville, je m’éveillais avec facilité, toute seule, je n’avais plus besoin ni de Tamestat le soir, ni d’Excidrill le matin, alors qu’Honoré et toutes les personnes autour de moi continuaient à s’en gaver. Ce qui n’était guère confortable non plus, c’est que je n’avais jamais le temps de manger tranquillement, et pourtant j’avais faim, cela me venait quand j’arrivais au square, une fringale terrible; l’air, les oiseaux, je ne sais pas, ce qui restait de la nature ça me faisait tout à coup quelque chose. Mes copines plaisantaient, "

c’est le printemps" elles disaient, elles étaient jalouses d’Honoré et de me voir si belle, en même temps flattées qu’avec tous ces succès je leur téléphone encore quelquefois. Ensuite, bon, ce qui n’était pas gai, parfois, c’était les clients, j’avais de moins en moins de clientes, je crois qu’elles prenaient peur dans la boutique, il y avait une drôle d’ambiance. les clients essayaient parfois des choses que je n’aimais pas, et en temps normal cela aurait dû me déprimer; mais là non, j’étais gaie comme un pinson. Les clients adoraient ça. Ils disaient tous que j’étais extraordinairement saine. Je devenais fière, je veux dire, fière de moi. Mais ce n’était pas ça non plus qui me donnait ce moral terrible, cette impression excitante de commencer une nouvelle vie. Une de mes dernières clientes, une fidèle qui n’avait pas froid aux yeux, m’a mis la puce à l’oreille. Elle était