Oh merci, merci Monsieur Edgar» elle a dit. Moi j'étais prête à vendre chèrement ma peau, non mais, pour qui me prenait-on. Je me suis mise à grogner d'un air féroce et j'ai vu le marabout regarder dans ma direction. «Mais Edgar, il a dit en riant, où avez-vous bien pu trouver un cochon par les temps qui courent?» «Vous savez, a répondu Edgar, j'ai des relations partout.» Ils se sont mis à rire tous les deux. «Trêve de plaisanterie», a chuchoté Edgar – mais moi j'avais l'oreille fine – «c'est un cas assez intéressant, peut-être un effet de Goliath, ou alors un cocktail de saloperies diverses, je devrais faire étudier ça par mes scientifiques. Vous vous rendez compte des possibilités, à long terme?» Edgar s'est remis à rire, mais le marabout avait l'air grave tout à coup. «J'ai déjà vu des sortilèges de ce genre, dans mon pays», il a dit. «Restez sérieux, a dit Edgar, on ne va pas remettre ça, la spirale c'est le Tamestat du peuple.» Et il a recommencé a rigoler. «Ça n'a rien à voir avec la spirale», a dit le marabout très sérieusement. Il s'est approché de moi et m'a gentiment flatté la couenne. «Ça va, cocotte?» il m'a demandé à voix haute. J'ai compris qu'il m'avait reconnue, ça m'a fait terriblement chaud au cœur. «Je vous présenterai un jour le patron de chez Loup-Y-Es-Tu» a continué le marabout pour Edgar, «préparez-vous à avoir une surprise». «J'ai horreur des surprises», a dit Edgar d'un air las, «mais j'aime bien qu'on m'étonne ; si vous y arrivez je vous ferai nommer commandeur des croyants à la place de cet imbécile de Marchepiède, mais laissez-moi ce cochon, il m'amuse.» Alors figurez-vous que ces deux hauts dignitaires se sont mis à me flatter en même temps le garrot, le marabout promettait de l'excellent boudin des Antilles à Edgar, Edgar promettait au marabout ce truc de commander les croyants, mais aucun des deux ne voulait me lâcher. J'étais extrêmement flattée. «Je vous le rendrai-» a fini par dire le marabout, et il a fait un truc à Edgar, je ne sais pas, avec sa main, Edgar est devenu tout chose et il m'a lâché la queue. Je suis partie toute fière avec le marabout, des deux c'était quand même celui que je préférais. «Je t'avais dit de venir me voir plus tôt» m'a dit le marabout à l'arrière de sa voiture avec chauffeur, «regarde dans quel état tu es maintenant». C'est vrai que j'avais un peu honte. On est arrivés chez lui, il avait pris un loft plus grand dans le quartier des affaires, et il m'a mise dans une chambre pour moi toute seule, à l'étage, en me recommandant de ne pas faire caca partout. Tous les jours ensuite le marabout s'est appliqué à me concocter des onguents, à me masser partout, à me faire boire des trucs. Il a fait tuer le dernier rhinocéros d'Afrique pour moi, pour avoir de la poudre de corne; rendez-vous compte, au prix où c'est. Je devenais verte, bleue, le marabout n'était jamais content, ma queue en tire-bouchon s'atrophiait peu à peu mais les oreilles, le groin, ça résistait bien. Moi je me laissais faire, nourrie, logée, chouchoutée, que voulez-vous de plus. Je me suis mise à dévorer tous les livres du marabout mais ils étaient vraiment trop effrayants, ça parlait de zombies, d'hommes transformés en bêtes sauvages, de mystères inexpliqués sous les Tropiques, il s'en passe de ces choses dans ces pays-là. Ça doit être le climat. En tout cas le marabout ça le faisait beaucoup rigoler de me voir bouquiner, on est devenus de plus en plus copains. Un truc de bien, c'est que peu à peu j'ai retrouvé l'usage de la parole, et on a pu papoter tous les deux. J'allais pour ainsi dire mieux, mes cheveux repoussaient, je pouvais presque marcher debout, j'avais à nouveau cinq doigts aux pattes de devant. Il n'y avait que l'amie du marabout qui était un peu jalouse, elle disait au marabout qu'il allait avoir des problèmes avec la SPA à conserver comme ça un animal chez lui. L'amie du marabout c'était cette dame assez âgée qui était l'ancienne copine de ma cliente assassinée, la dame qui pleurait toujours au square si vous me suivez. La dame s'était bien vite consolée avec ce nègre de marabout, et un homme en plus, décidément les gens ont des mœurs bien changeantes. L'amie du marabout disait au marabout que la SPA était très influente de nos jours, paraît-il qu'une ancienne actrice copine avec Edgar avait obtenu le Secrétariat aux Bonnes Mœurs du Ministère de l'Intérieur, et elle rigolait pas, l'actrice. «Pendant ce temps, disait la dame d'un air navré, les défenseurs des droits de l'homme sont en prison.» Le marabout lui chuchotait de ne pas dire ça si fort, il regardait autour de lui d'un air inquiet. «De toute façon, disait le marabout d'une voix perçante, notre cher Edgar a trouvé un moyen radical pour se débarrasser de la chienlit.» Et il me regardait d'un air comme qui dirait préoccupé, moi ça me faisait chaud au cœur qu'il s'inquiète pour moi comme ça. Le marabout travaillait d'arrache-pied pour trouver un antidote. Il était persuadé que j'avais quelque chose de pas normal, moi à force, j'étais inquiète. Et puis tous ces produits qu'il me faisait ingurgiter, ce n'était sans doute pas bon pour la santé. Le marabout répétait qu'il arriverait à quelque chose, qu'il trouverait, qu'il comprendrait, ou qu'en désespoir de cause il savait à qui m'adresser. Mais la dame voulait absolument se débarrasser de moi, et tout de suite. Il faut dire que depuis que je me tenais debout et que je parlais et tout ça, le marabout et moi, on avait recommencé à fricoter ensemble. Le marabout disait à la dame que j'étais un être exceptionnel, rendez-vous compte un peu. Hélas cette période heureuse n'a pas duré, je n'ai jamais eu de chance dans la vie. Un commando de la SPA a débarqué un matin dans le loft, le marabout et sa dame ont été arrêtés. C'est Marchepiède qui est devenu commandeur des croyants. Je le sais, parce que c'est lui qui s'est occupé de moi ensuite. Marchepiède, je ne risque rien à vous le dire maintenant, c'est le fou furieux du jour de l'avortement, le type que j'ai sorti de l'asile et tout, vous voyez un peu par qui on est gouvernés. Edgar n'avait plus trop l'air d'avoir son mot à dire, je crois que Marchepiède n'avalait pas le coup d'avoir préféré un nègre pour la direction de la cathédrale ou je ne sais quoi. Il n'y avait plus beaucoup de nègres dans les rues, en tout cas je ne savais pas ce qu'était devenu le marabout. Marchepiède a tout essayé avec moi, il se disait sceptique. Edgar avait beau lui assurer que je n'étais pas celle que j'avais l'air d'être, Marchepiède ne voulait pas le croire. Il disait que ce n'était pas Dieu possible. J'en ai subi, des séances d'exorcisme. On me tapait dessus avec des spirales et des croix, la cathédrale était réservée rien que pour ma poire, on est même passé aux fouets et à bien d'autres choses encore, jusque dans les moments où j'avais meilleure allure. Je sortais de ces séances complètement moulue. A force qu'Edgar répète sans arrêt son histoire il a déplu, je crois que c'est pour ça que Marchepiède l'a fait interner, vous vous souvenez, on en a beaucoup parlé de la maladie mentale d'Edgar. Il paraît qu'il hennissait et qu'il ne mangeait plus que de l'herbe, à quatre pattes. Pauvre Edgar. Bon, après, vous connaissez la suite. La guerre a éclaté et tout ça, il y a eu l'Epidémie, et puis la série de famines. Je m'étais cachée dans la crypte de la cathédrale pendant tout ce temps, vous pensez, si on m'avait trouvée. Au marché noir j'aurais bien fait mes cinq mille euros du kilo, je dis ça sans prétention. Quand je suis ressortie tout le monde m'avait oubliée, en tout cas je ne sais pas ce que sont devenus Marchepiède et les autres, je ne lis plus les journaux depuis longtemps. Tout était à nouveau plus calme, ça se sentait dans les rues. Je ne savais pas où aller. La seule adresse dont je me souvenais, à part celle d'Honoré – mais vous m'imaginez, retourner chez Honoré? – c'était celle du marabout. Je suis allée sonner. Eh bien vous ne me croirez pas, il était là, et la dame aussi. Ils avaient pris un sacré coup de vieux tous les deux. Le marabout, il avait comme qui dirait des excroissances blanchâtres sur la peau, des tumeurs qui lui donnaient l'air d'un vieil éléphant. C'est dans leurs yeux que j'ai vu que j'avais à nouveau bonne allure maintenant, c'était sans doute cette longue période de calme dans la crypte. Ils m'ont vue arriver comme si je revenais de par-delà les morts. Le marabout m'a serrée dans ses bras mais il m'a suppliée de les laisser en paix maintenant, que lui ne pouvait plus rien pour moi. Il m'a donné une adresse où aller. C'était celle du directeur de chez Loup-Y-Es-Tu.