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incognito. Quelques cochons furetaient librement dans la boue et venaient me renifler, ça faisait plaisir de voir comme ils avaient l'air bien nourris. Je me suis cachée dans l'étable et j'ai pris une douche sous les jets hygiéniques latéraux de la trayeuse dernier cri. J'avais l'impression d'avoir connu ça toute ma vie, et pourtant je suis née à Garenne-le-Mouillé. Je sentais un peu le désinfectant pour vache, mais avec un bleu de travail que j'ai trouvé pendu dans l'étable, et un gros effort de volonté, j'avais de nouveau figure humaine. Ce qui me poussait, je crois que c'est la seule pensée d'Yvan. Je voulais demander à ma mère si c'était l'argent ou moi qu'elle voulait, je voulais savoir si Yvan était dans le vrai avant de mourir, et qu'on en finisse. Ma mère m'a accueillie à bras ouverts malgré l'odeur du désinfectant pour vache, et elle m'a demandé des nouvelles d'Yvan. Ma mère n'avait pas changé, elle avait juste l'air un peu plus fatiguée qu'avant, mais elle était aussi plus épanouie, plus belle, plus grasse, plus sûre d'elle. Cette ferme, c'était certainement une belle revanche pour elle. J'ai dit qu'Yvan était mort. Ma mère m'a dit que j'avais terriblement changé, qu'elle avait du mal à me reconnaître. Ma mère m'a demandé ce que je comptais faire maintenant qu'Yvan était mort, s'il m'avait laissé quelque chose. J'ai compris qu'il était inutile d'insister. Je me suis levée. Ma mère m'a dit que décidément j'étais toujours restée aussi bête, que j'aurais pu au moins faire ma pelote, que je m'étais bien fait avoir. Elle m'a dit aussi que si j'étais vraiment dans la misère, elle pouvait mettre la fille de ferme dehors et me prendre à la moitié du SMIC nourrie logée, qu'il y avait de la place dans l'étable. Elle m'a proposé un café. Je suis partie sans un mot parce que je ne pouvais plus rien articuler. Me retrouver dans la porcherie m'a fait du bien, j'ai pu me laisser aller. Je me suis couchée, je n'ai même pas réussi à me demander ce que j'allais devenir. J'avais la tête pleine d'odeurs, c'était doux, agréable, riche. Quelques cochons sont entrés et m'ont flairée, c'étaient de bons gros castrats assez sympathiques, il y avait aussi une grosse truie pleine qui a boudé dans son coin en me voyant. L'odeur franche et épaisse me réchauffait le cœur, je me blottissais pour ainsi dire dedans, je me blottissais dans mon corps massif, rassurant, au milieu des autres corps massifs et rassurants. Cette odeur ça me protégeait de tout, ça me revenait du fin fond de moi, j'étais en quelque sorte rentrée chez moi. J'ai eu un sursaut quand ma mère est arrivée pour distribuer le grain. Ça l'a étonnée ce cochon supplémentaire. Elle m'a donné un coup de pied pour me faire retourner et elle m'a flairée elle aussi, et puis elle a eu un drôle de rictus. Elle a fermé la porte, ça a fait clic clac, et ça a mis comme une agitation dans l'air. Je n'ai pas pu dormir à cause de ces ondes angoissantes, ça vibrait et ça déséquilibrait tout. Tous mes congénères remuaient, leur bonne odeur bien franche devenait aigre, pleine d'hormones mauvaises, de stress, de peur. L'odeur se scindait en blocs isolés, chaque odeur autour de chaque cochon, les groins cherchaient les angles des murs, le bas des portes, l'interstice par où fuir, chacun voulait laisser l'autre à sa propre odeur de victime. Tout mon corps s'est mis à trembler, j'ai compris que la horde sacrifierait le plus faible. Je me suis mise à penser très vite, j'essayais de retrouver mon corps d'être humain mais la panique m'empêchait de me concentrer, tout mon corps de cochon entendait et sentait les roues du camion, encore très loin mais très rapide, qui avalait la route pour venir nous prendre. Il fallait pourtant faire comme les singes ou comme les plus raisonneurs des chiens: trouver la solution tout seul. C'est un castrat qui l'a flairée, la solution; les cochons c'est très raisonneur aussi. Mais il n'arrivait pas à en tirer les conclusions. Il levait le groin vers le haut de la porte et il regardait la poignée. C'est là que je me suis souvenue de l'existence des serrures, des loquets et autres cadenas; l'histoire du camion frigo m'est revenue à l'esprit: on peut ouvrir les portes qui semblent définitivement fermées. Je me suis approchée de la porte, j'ai bousculé tout le monde, mon corps d'être humain essayait de s'arracher de mon corps de cochon, essayait de se dresser sous mes muscles; je voyais ma patte avant droite qui frémissait, qui s'affinait, les tendons qui bougeaient de façon panique sous la peau; mais rien ne sortait, pas même un bout de doigt. J'ai essayé de faire tourner ce fichu verrou avec la patte, avec le groin, mais je n'y arrivais pas, mon corps ne comprenait pas pourquoi il devait s'acharner sur cette pièce d'acier, mon corps se mouvait sans conviction alors que tous mes neurones s'épuisaient à garder cette idée en tête,
le verrou, le verrou, c'était épuisant de lutter ainsi contre soi-même. Quelque chose m'a aidée. De très loin est arrivé un parfum. Du Yerling pour hommes. Ça s'approchait avec le camion. J'ai réussi à me mettre debout, ce parfum ça me rappelait ma vie d'avant, la parfumerie, le directeur de la chaîne. L'onde d'un très vieux dégoût m'a saisie, enfouie jusque-là profondément en moi. Ce parfum c'était le parfum du directeur de la chaîne le jour de mon entretien d'embauché. J'ai essayé de tourner le verrou. Les autres, de me voir me transformer à moitié comme ça, ils se sont mis à pousser des hurlements, un peu plus et ils en oubliaient les vibrations du camion. J'ai entendu le pas de ma mère qui quittait sa cuisine et se dirigeait vers la porcherie. Ça m'a fait retomber à quatre pattes. Maintenant, du fond du ventre, je n'étais plus qu'un bouillonnement de terreur. Il y avait une odeur d'acier inoxydable qui arrivait avec ma mère, et une détermination tranchante dans l'air, quelque chose d'inexorable, ça s'est mis à sentir affreusement la mort. Les cochons ont couru dans tous les sens entre les quatre murs de la porcherie et je me suis salement fait piétiner. Je n'avais pas encore l'habitude de ces déplacements paniques. Maintenant je sais qu'au moindre orage aussi il faut se concentrer très fort pour rester calme, pour ne pas céder à l'affolement qui monte au ventre, pour retenir un peu cette terreur qui revient dans le ventre des bêtes depuis le premier orage du monde. Avec la mort c'est pareil. La mort tombe autour de moi et il faut rester calme. Je me suis recroquevillée dans un coin derrière les autres cochons paniques et j'ai vu la porte s'ouvrir. Au même moment le camion est arrivé et s'est garé devant la porte et le directeur de la parfumerie est descendu. Le directeur de la parfumerie avait énormément forci. Dans l'encadrement de la porte je l'ai vu incliner ses épaules de taureau et embrasser ma mère sur la bouche et lui palper le derrière avec une certaine tendresse. Sur le camion il y avait marqué Welfare Electronics, mais ça sentait le cadavre à plein groin là-dedans; le directeur de la parfumerie et ma mère ils faisaient du marché noir, au prix où est la viande maintenant ça devait bien marcher pour eux. Le directeur de la parfumerie était habillé comme un cadre commercial mais ma mère lui a donné un tablier blanc et une corde et tous deux sont entrés dans la porcherie. Ma mère tenait un grand couteau à la main, une bassine en cuivre pour le sang, et du papier journal pour faire brûler la couenne. «Là, au fond », elle a dit ma mère. Elle a posé la bassine et le papier journal. Ils se sont approchés de moi. Les autres cochons se sont enfuis dans une bousculade terrible et ça a fait un grand cercle vide autour de moi. Je me suis préparée à vendre chèrement ma peau. Ma mère en plus d'être un assassin était une voleuse, elle allait tuer un cochon qui ne lui appartenait pas. J'ai montré les dents et le directeur de la parfumerie s'est mis à rigoler. Il m'a envoyé la corde dessus. Toute la dernière scène avec Yvan m'est revenue dans le cerveau, ça m'a empli les neurones et le ventre et les muscles, je me suis levée de tout mon corps, de toute ma haine, de toute ma peur, je ne sais pas, de tout mon amour pour Yvan peut-être. Le directeur est devenu vert. Il a sorti un revolver de sa poche en tremblant et je le lui ai arraché des mains. J'ai tiré deux fois, la première fois sur lui, la seconde fois sur ma mère. Le couteau a fait un bruit de ferraille en tombant dans la bassine en cuivre. Ensuite je suis partie dans la forêt. Certains des cochons m'ont suivie, les autres, trop attachés au confort de leur porcherie moderne, ont dû se faire récupérer par la SPA ou par un autre fermier, en tout cas je n'aimerais pas être à leur place aujourd'hui.