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consultation a-t-il précisé. Mais j'étais trop fatiguée et je craignais une nouvelle spécialité. Heureusement, quand mes chaleurs sont revenues, j'ai de nouveau retrouvé la forme et je me suis de nouveau beaucoup intéressée à mon métier; heureusement, parce que le directeur m'attendait au tournant. Le directeur n'était plus du tout content de moi. Il a exigé que je perde du poids et que je me maquille, il m'a même acheté une nouvelle blouse. «C'est ta dernière chance», il m'a dit. Mais avec la meilleure volonté du monde je n'ai pas pu redevenir celle que j'étais. La boutique a encore perdu en standing. J'étais presque passée dans la dernière catégorie. Je recevais des clients vraiment pouilleux, et sans aucune éducation. Ça sentait le fauve dans la parfumerie, mais ce n'était pas ça qui me gênait. Non, ce qui m'était pénible, avec toute cette brutalité, c'est que je ne recevais plus jamais de fleurs. Alors vous comprendrez que j'aimais à me réfugier souvent dans le square, même s'il ne fait pas de doute que je manquais là aux règles les plus élémentaires du travail. Dans le square je trouvais toujours des boutons d'or, c'était le printemps de nouveau, et je les mâchais lentement en cachette, je leur trouvais un goût de beurre et de pré gras. Je regardais les oiseaux, il y avait des moineaux, des pigeons, des étourneaux parfois, et leurs petits chants pathétiques me tiraient des larmes. Un couple de crécerelles nichait juste au-dessus de la parfumerie, je ne m'en étais jamais aperçue. Il me semblait parfois que je comprenais tout ce que les oiseaux disaient. Il y avait aussi des chats, et des chiens, les chiens aboyaient toujours en me voyant, et les chats me regardaient d'un drôle d'air. J'avais l'impression que tout le monde savait que je mangeais des fleurs. Quand l'été est venu je n'ai plus trouvé autant de fleurs et je me suis rabattue sur l'herbe tout bêtement, et à l'automne j'ai découvert les marrons. C'est bon, les marrons. Je ne prenais plus la peine de me cacher, sauf des clients qui pouvaient passer; je m'étais rendu compte que tout le monde s'en fichait de ce que je pouvais bien faire. Je les écorçais facilement, les marrons, mes ongles étaient devenus très durs et plus courbes qu'avant. Mes dents étaient très solides aussi, je n'aurais jamais cru ça. Le marron se fendait sous mes molaires, ça giclait en un jus pâteux et savoureux. En deux coups de dents c'était fini, il m'en fallait un autre. Un jour la dame en noir, l'amie de ma vieille cliente, m'a donné un euro. Elle croyait que j'avais faim. Ce n'était pas faux, en un sens. J'avais constamment faim, j'aurais mangé n'importe quoi. J'aurais mangé des épluchures, des fruits blets, des glands, des vers de terre. La seule chose qui vraiment continuait à ne pas passer, c'était le jambon, et aussi le pâté, et le saucisson et le salami, tout ce qui est pourtant pratique dans les sandwichs. Même les sandwichs au poulet ne me donnaient pas le même plaisir qu'avant. Je mangeais des sandwichs à la patate crue. On pouvait sûrement croire à des œuf en tranche, de loin. Un jour, Honoré a acheté des rillettes chez un traiteur chic. Il croyait me faire plaisir en s'occupant pour une fois des courses et en organisant une petite charcuterie-partie en tête-à-tête à la maison. Eh bien quand j'ai vu les rillettes je n'ai pas pu me retenir une seconde: j'ai vomi là, dans la cuisine. Honoré a plissé les yeux de dégoût, c'étaient en quelque sorte les rillettes de la dernière chance entre nous. De toute la soirée je n'ai pas pu me calmer. Je tremblais, j'avais des sueurs froides qui empestaient dans tout l'appartement. Honoré est parti en claquant la porte et en me laissant seule avec les rillettes posées sur la table. J'étais coincée dans la cuisine, pour rejoindre le salon il fallait passer devant la table et il m'était impossible de prendre sur moi. J'ai passé une nuit horrible. A peine m'assoupissais-je sur mon tabouret que des images de sang et d'égorgement me venaient à l'esprit. Je voyais Honoré ouvrir la bouche sur moi comme pour m'embrasser, et me mordre sauvagement dans le lard. Je voyais les clients faire mine de manger les fleurs de mon décolleté et planter leurs dents dans mon cou. Je voyais le directeur arracher ma blouse et hurler de rire en découvrant six tétines au lieu de mes deux seins. C'est ce cauchemar-là qui m'a fait me réveiller en sursaut. J'ai couru vomir à la salle de bains, mais l'odeur des rillettes m'a soulevé le cœur encore plus. Ça a fait comme si mon intérieur se retournait, le ventre, les tripes, les boyaux, tout à l'extérieur comme un gant à l'envers. J'ai vomi sans pouvoir m'arrêter pendant plusieurs minutes. Après j'ai ressenti le besoin urgent de me laver. Je me suis frottée sur tout le corps, savonnée dans les moindres recoins, je voulais enlever tout ça. Il y avait une odeur très particulière attachée à ma peau. Les poils surtout me dégoûtaient. Je me suis séchée soigneusement dans une serviette bien propre, je me suis frottée au talc, et je me suis sentie un peu mieux. Ensuite je me suis rasé les jambes et, comme je pouvais, le dos. Un peu de sang a coulé, c'est difficile de se raser le dos. La vue du sang m'a pétrifiée. Je suis restée là, assise par terre sur mon derrière avec le sang qui coulait. Je n'arrivais pas à m'ôter de la tête ces visions d'égorgement, le sang qui gicle de la carotide, le corps agité de soubresauts. Pourtant je n'avais jamais vu qui que ce soit se faire égorger en vrai. La seule personne égorgée que je connaissais, c'était ma cliente d'autrefois, celle qui avait été assassinée et dont l'amie venait au square. L'amie m'avait dit que l’egorgement ça avait seulement été la fin pour elle, que ça avait duré longtemps tout ce qu'on lui avait fait, qu'elle avait du sang coagulé partout quand on l'a trouvée. Je préférais ne pas y penser. Je sais qu'un journal a publié les photos, un client avait absolument tenu à me l'offrir et il avait même voulu que je lui fasse des choses spéciales en regardant les photos. J'ai refusé. Le client s'est plaint au directeur, c'était la toute première fois qu'un client se plaignait. Heureusement juste après il y avait eu la cérémonie où j'avais été sacrée meilleure ouvrière. J'aimais bien ma vieille cliente, ce n'est pas tellement pour ça que j'avais refusé de voir les photos, mais plutôt parce que je sentais déjà que je ne pourrais pas supporter la vue de tout ce sang. D'un côté je rêvais de sang toutes les nuits, j'avais comme des envies de taillader dans du lard. D'un autre côté, la chair sanglante, c'est ce qui me répugnait le plus. A l'époque je comprenais mal ces contradictions. Je sais aujourd'hui que la nature est pleine de contraires, que tout s'accouple sans cesse dans le monde, enfin, je vous fais grâce de ma petite philosophie. Sachez tout de même qu'il m'arrive souvent maintenant de fendre d'un coup de dent un petit corps de la nature, et que je n'en tire ni dégoût ni affectation. Il faut bien se procurer sa dose de protéines. Le plus facile, ce sont les souris, comme font les chats, ou alors les vers de terre mais c'est moins énergétique. Cette nuit-là, quand le sang a coulé sur mon dos, je n'ai pas pu me relever avant plusieurs heures. Curieusement je n'avais pas froid. J'étais nue sur le carrelage, mais ma peau était devenue si épaisse qu'elle me tenait pour ainsi dire chaud. Quand j'ai enfin réussi à bouger, cela a fait comme un arrachement en moi, comme si l'usage de ma volonté demandait de terribles efforts à la fois à mon cerveau et à mon corps. J'ai voulu me mettre debout et curieusement mon corps s'est comme qui dirait retourné sous moi. Je me suis retrouvée à quatre pattes. C'était effrayant, parce que je n'arrivais pas à faire pivoter mes hanches. J'étais comme paralysée du derrière, à la manière des vieux chiens. Je tirais sur mes reins, mais il n'y avait rien à faire, je ne pouvais pas me mettre debout. J'ai attendu longtemps. J'avais du mal à tourner la tête pour regarder derrière moi. J'avais l'impression que la salle de bains était pleine d'anciens clients ricanants, et pourtant je savais bien que j'étais seule. J'avais très peur. Enfin à nouveau il y a eu comme un déclic dans mon cerveau et dans mon corps, ma volonté s'est en quelque sorte roulée en boule dans mes reins, j'ai poussé, j'ai réussi à me mettre debout. C'est le pire cauchemar que j'ai jamais fait de ma vie. Par la suite j'ai gardé comme une douleur constante aux hanches, une sorte de crampe, et une certaine difficulté à me tenir bien droite. J'étais tellement bouleversée par tout ce qui venait de se passer que j'ai ressenti le besoin de me regarder dans la glace, de me reconnaître en quelque sorte. J'ai vu mon pauvre corps, comme il était abîmé. De ma